«Quel vent? dit-il.
– Toujours vent d’amont, m’sieu Pierre. J’avons bonne brise au large.
– Eh bien! mon pere, en route.» Ils hisserent la misaine, leverent l’ancre, et le bateau, libre, se mit a glisser lentement vers la jetee sur l’eau calme du port.
Le faible souffle d’air venu par les rues tombait sur le haut de la voile, si doucement qu’on ne sentait rien, et la Perle semblait animee d’une vie propre, de la vie des barques, poussee par une force mysterieuse cachee en elle. Pierre avait pris la barre, et, le cigare aux dents, les jambes allongees sur le banc, les yeux mi-fermes sous les rayons aveuglants du soleil, il regardait passer contre lui les grosses pieces de bois goudronne du brise- lames.
Quand ils deboucherent en pleine mer, en atteignant la pointe de la jetee nord qui les abritait, la brise, plus fraiche, glissa sur le visage et sur les mains du docteur comme une caresse un peu froide, entra dans sa poitrine qui s’ouvrit, en un long soupir, pour la boire, et, entant la voile brune qui s’arrondit, fit s’incliner la Perle et la rendit plus alerte.
Jean-Bart tout a coup hissa le foc, dont le triangle, plein de vent, semblait une aile, puis gagnant l’arriere en eux enjambees il denoua le tapecul amarre contre son mat.
Alors, sur le flanc de la barque couchee brusquement, et courant maintenant de toute sa vitesse, ce fut un bruit doux et vif d’eau qui bouillonne et qui fuit.
L’avant ouvrait la mer, comme le soc d’une charrue folle, et l’onde soulevee, souple et blanche d’ecume, s’arrondissait et retombait, comme retombe, brune et lourde, la terre labouree des champs.
A chaque vague rencontree – elles etaient courtes et rapprochees -, une secousse secouait la Perle du bout du foc au gouvernail qui fremissait dans la main de Pierre; et quand le vent, pendant quelques secondes, soufflait plus fort, les flots effleuraient le bordage comme s’ils allaient envahir la barque.
Un vapeur charbonnier de Liverpool etait a l’ancre attendant la maree; ils allerent tourner par-derriere, puis ils visiterent, l’un apres l’autre, les navires en rade, puis ils s’eloignerent un peu plus pour voir se derouler la cote.
Pendant trois heures, Pierre, tranquille, calme et content, vagabonda sur l’eau fremissante, gouvernant, comme une bete ailee, rapide et docile, cette chose de bois et de toile qui allait et venait a son caprice, sous une pression de ses doigts.
Il revassait, comme on revasse sur le dos d’un cheval ou sur le pont d’un bateau, pensant a son avenir, qui serait beau, et a la douceur de vivre avec intelligence. Des le lendemain il demanderait a son frere de lui preter, pour trois mois, quinze cents francs afin de s’installer tout de suite dans le joli appartement du boulevard Francois-Ier.
Le matelot dit tout a coup:
«V’la d’la brume, m’sieur Pierre, faut rentrer.» Il leva les yeux et apercut vers le nord une ombre grise, profonde et legere, noyant le ciel et couvrant la mer, accourant vers eux, comme un nuage tombe d’en haut.
Il vira de bord, et vent arriere fit route vers la jetee, suivi par la brume rapide qui le gagnait. Lorsqu’elle atteignit la Perle, l’enveloppant dans son imperceptible epaisseur, un frisson de froid courut sur les membres de Pierre, et une odeur de fumee et de moisissure, l’odeur bizarre des brouillards marins, lui fit fermer la bouche pour ne point gouter cette nuee humide et glacee. Quand la barque reprit dans le port sa place accoutumee, la ville entiere etait ensevelie deja sous cette vapeur menue qui, sans tomber, mouillait comme une pluie et glissait sur les maisons et les rues a la facon d’un fleuve qui coule.
Pierre, les pieds et les mains geles, rentra vite et se jeta sur son lit pour sommeiller jusqu’au diner. Lorsqu’il parut dans la salle a manger, sa mere disait a Jean:
«La galerie sera ravissante. Nous y mettrons des fleurs. Tu verras. Je me chargerai de leur entretien et de leur renouvellement. Quand tu donneras des fetes, ca aura un coup d’?il feerique.
– De quoi parlez-vous donc? demanda le docteur.
– D’un appartement delicieux que je viens de louer pour ton frere. Une trouvaille, un entresol donnant sur deux rues.
Il y a deux salons, une galerie vitree et une petite salle a manger en rotonde, tout a fait coquette pour un garcon.» Pierre palit. Une colere lui serrait le c?ur.
«ou est-ce situe, cela? dit-il.
– Boulevard Francois-Ier.» Il n’eut plus de doutes et s’assit, tellement exaspere qu’il avait envie de crier: «C’est trop fort a la fin! Il n’y en a donc plus que pour lui!» Sa mere, radieuse, parlait toujours:
«Et figure-toi que j’ai eu cela pour deux mille huit cents francs. on en voulait trois mille, mais j’ai obtenu deux cents francs de diminution en faisant un bail de trois, six ou neuf ans. Ton frere sera parfaitement la-dedans. Il suffit d’un interieur elegant pour faire la fortune d’un avocat. Cela attire le client, le seduit, le retient, lui donne du respect et lui fait comprendre qu’un homme ainsi loge fait payer cher ses paroles.» Elle se tut quelques secondes, et reprit:
«Il faudrait trouver quelque chose d’approchant pour toi, bien plus modeste puisque tu n’as rien, mais assez gentil tout de meme. Je t’assure que cela te servirait beaucoup.» Pierre repondit d’un ton dedaigneux:
«Oh! moi, c’est par le travail et la science que j’arriverai.» Sa mere insista:
«Oui, mais je t’assure qu’un joli logement te servirait beaucoup tout de meme.» Vers le milieu du repas il demanda tout a coup:
«Comment l’aviez-vous connu, ce Marechal?» Le pere Roland leva la tete et chercha dans ses souvenirs:
«Attends, je ne me rappelle plus trop. C’est si vieux. Ah! oui, j’y suis. C’est ta mere qui a fait sa connaissance dans la boutique, n’est-ce pas, Louise? Il etait venu commander quelque chose, et puis il est revenu souvent. Nous l’avons connu comme client avant de le connaitre comme ami.» Pierre, qui mangeait des flageolets et les piquait un a un avec une pointe de sa fourchette, comme s’il les eut embroches, reprit:
«A quelle epoque ca s’est-il fait, cette connaissance-la?» Roland chercha de nouveau, mais ne se souvenant plus de rien, il fit appel a la memoire de sa femme: