– Faites-moi fremir.

– Faites-moi pleurer.

– Faites-moi penser.

Seuls, quelques esprits d’elite demandent a l’artiste:

«Faites-moi quelque chose de beau, dans la forme qui vous conviendra le mieux, suivant votre temperament.»

L’artiste essaie, reussit ou echoue.

Le critique ne doit apprecier le resultat que suivant la nature de l’effort; et il n’a pas le droit de se preoccuper des tendances.

Cela a ete ecrit deja mille fois. Il faudra toujours le repeter.

Donc, apres les ecoles litteraires qui ont voulu nous donner une vision decornee, surhumaine, poetique, attendrissante, charmante ou superbe de la vie, est venue une ecole realiste ou naturaliste qui a pretendu nous montrer la verite, rien que la verite et toute la verite.

Il faut admettre avec un egal interet ces theories d’art si differentes et juger les ?uvres qu’elles produisent, uniquement au point de vue de leur valeur artistique en acceptant a priori les idees generales d’ou elles sont nees.

Contester le droit d’un ecrivain de faire une ?uvre poetique ou une ?uvre realiste, c’est vouloir le forcer a modifier son temperament, recuser son originalite, ne pas lui permettre de se servir de l’?il et de l’intelligence que la nature lui a donnes.

Lui reprocher de voir les choses belles ou laides, petites ou epiques, gracieuses ou sinistres, c’est lui reprocher d’etre conforme de telle ou telle facon et de ne pas avoir une vision concordant avec la notre.

Laissons-le libre de comprendre, d’observer, de concevoir comme il lui plaira, pourvu qu’il soit un artiste. Devenons poetiquement exaltes pour juger un idealiste et prouvons-lui que son reve est mediocre, banal, pas assez fou ou magnifique. Mais si nous jugeons un naturaliste, montrons-lui en quoi la verite dans la vie differe de la verite dans son livre.

Il est evident que des ecoles si differentes ont du employer des procedes de composition absolument opposes.

Le romancier qui transforme la verite constante, brutale et deplaisante, pour en tirer une aventure exceptionnelle et seduisante, doit, sans souci exagere de la vraisemblance manipuler les evenements a son gre, les preparer et les arranger pour plaire au lecteur, l’emouvoir ou l’attendrir. Le plan de son roman n’est qu’une serie de combinaisons ingenieuses conduisant avec adresse au denouement. Les incidents sont disposes et gradues vers le point culminant et l’effet de la fin, qui est un evenement capital et decisif, satisfaisant toutes les curiosites eveillees au debut, mettant une barriere a l’interet, et terminant si completement l’histoire racontee qu’on ne desire plus savoir ce que deviendront, le lendemain, les personnages les plus attachants.

Le romancier, au contraire, qui pretend nous donner une image exacte de la vie, doit eviter avec soin tout enchainement d’evenements qui paraitrait exceptionnel. Son but n’est point de nous raconter une histoire, de nous amuser ou de nous attendrir, mais de nous forcer a penser, a comprendre le sens profond et cache des evenements. A force d’avoir vu et medite il regarde l’univers, les choses, les faits et les hommes d’une certaine facon qui lui est propre et qui resulte de l’ensemble de ses observations reflechies. C’est cette vision personnelle du monde qu’il cherche a nous communiquer en la reproduisant dans un livre. Pour nous emouvoir, comme il l’a ete lui-meme par le spectacle de la vie, il doit la reproduire devant nos yeux avec une scrupuleuse ressemblance. Il devra donc composer son ?uvre d’une maniere si adroite, si dissimulee, et d’apparence si simple, qu’il soit impossible d’en apercevoir et d’en indiquer le plan, de decouvrir ses intentions.

Au lieu de machiner une aventure et de la derouler de facon a la rendre interessante jusqu’au denouement, il prendra son ou ses personnages a une certaine periode de leur existence et les conduira, par des transitions naturelles, jusqu’a la periode suivante. Il montrera de cette facon, tantot comment les esprits se modifient sous l’influence des circonstances environnantes, tantot comment se developpent les sentiments et les passions, comment on s’aime, comment on se hait, comment on se combat dans tous les milieux sociaux, comment luttent les interets bourgeois, les interets d’argent, les interets de famille, les interets politiques.

L’habilete de son plan ne consistera donc point dans l’emotion ou dans le charme, dans un debut attachant ou dans une catastrophe emouvante, mais dans le groupement adroit des petits faits constants d’ou se degagera le sens definitif de l’?uvre. S’il fait tenir dans trois cents pages dix ans d’une vie pour montrer quelle a ete, au milieu de tous les etres qui l’ont entouree, sa signification particuliere et bien caracteristique, il devra savoir eliminer, parmi les menus evenements innombrables et quotidiens tous ceux qui lui sont inutiles, et mettre en lumiere, d’une facon speciale, tous ceux qui seraient demeures inapercus pour des observateurs peu clairvoyants et qui donnent au livre sa portee, sa valeur d’ensemble.

On comprend qu’une semblable maniere de composer, si differente de l’ancien procede visible a tous les yeux, deroute souvent les critiques, et qu’ils ne decouvrent pas tous les fils si minces, si secrets, presque invisibles, employes par certains artistes modernes a la place de la ficelle unique qui avait nom: l’Intrigue.

En somme, si le Romancier d’hier choisissait et racontait les crises de la vie, les etats aigus de l’ame et du c?ur, le Romancier d’aujourd’hui ecrit l’histoire du c?ur, de l’ame et de l’intelligence a l’etat normal. Pour produire l’effet qu’il poursuit, c’est-a-dire l’emotion de la simple realite, et pour degager l’enseignement artistique qu’il en veut tirer, c’est-a-dire la revelation de ce qu’est veritablement l’homme contemporain devant ses yeux, il devra n’employer que des faits d’une verite irrecusable et constante.

Mais en se placant au point de vue meme de ces artistes realistes, on doit discuter et contester leur theorie qui semble pouvoir etre resumee par ces mots: «Rien que la verite et toute la verite.»

Leur intention etant de degager la philosophie de certains faits constants et courants, ils devront souvent corriger les evenements au profit de la vraisemblance et au detriment de la verite, car

Le vrai peut quelquefois n’etre pas vraisemblable.

Le realiste, s’il est un artiste, cherchera, non pas a nous montrer la photographie banale de la vie, mais a nous en donner la vision plus complete, plus saisissante, plus probante que la realite meme.

Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume au moins par journee, pour enumerer les multitudes d’incidents insignifiants qui emplissent notre existence.

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