ingenieusement coupees, pleines de sonorites et de rythmes savants. Efforcons-nous d’etre des stylistes excellents plutot que des collectionneurs de termes rares.
Il est, en effet, plus difficile de manier la phrase a son gre, de lui faire tout dire, meme ce qu’elle n’exprime pas, de l’emplir de sous-entendus, d’intentions secretes et non formulees, que d’inventer des expressions nouvelles ou de rechercher, au fond de vieux livres inconnus, toutes celles dont nous avons perdu l’usage et la signification, et qui sont pour nous comme des verbes morts.
La langue francaise, d’ailleurs, est une eau pure que les ecrivains manieres n’ont jamais pu et ne pourront jamais troubler. Chaque siecle a jete dans ce courant limpide ses modes, ses archaismes pretentieux et ses preciosites, sans que rien surnage de ces tentatives inutiles, de ces efforts impuissants. La nature de cette langue est d’etre claire, logique et nerveuse. Elle ne se laisse pas affaiblir, obscurcir ou corrompre.
Ceux qui font aujourd’hui des images, sans prendre garde aux termes abstraits, ceux qui font tomber la grele ou la pluie sur la proprete des vitres, peuvent aussi jeter des pierres a la simplicite de leurs confreres! Elles frapperont peut-etre les confreres qui ont un corps, mais n’atteindront jamais la simplicite qui n’en a pas.
– I -
«Zut!» s’ecria tout a coup le pere Roland qui depuis un quart d’heure demeurait immobile, les yeux fixes sur l’eau, et soulevant par moments, d’un mouvement tres leger, sa ligne descendue au fond de la mer.
Mme Roland, assoupie a l’arriere du bateau, a cote de Mme Rosemilly invitee a cette partie de peche, se reveilla, et tournant la tete vers son mari:
«Eh bien,… eh bien,… Jerome!» Le bonhomme, furieux, repondit:
«Ca ne mord plus du tout. Depuis midi je n’ai rien pris. On ne devrait jamais pecher qu’entre hommes; les femmes vous font embarquer toujours trop tard.» Ses deux fils, Pierre et Jean, qui tenaient, l’un a babord, l’autre a tribord, chacun une ligne enroulee a l’index, se mirent a rire en meme temps et Jean repondit:
«Tu n’es pas galant pour notre invitee, papa.»
M. Roland fut confus et s’excusa:
«Je vous demande pardon, madame Rosemilly, je suis comme ca. J’invite les dames parce que j’aime me trouver avec elles, et puis, des que je sens de l’eau sous moi, je ne pense plus qu’au poisson.» Mme Roland s’etait tout a fait reveillee et regardait d’un air attendri le large horizon de falaises et de mer. Elle murmura:
«Vous avez cependant fait une belle peche.» Mais son mari remuait la tete pour dire non, tout en jetant un coup d’?il bienveillant sur le panier ou le poisson capture par les trois hommes palpitait vaguement encore, avec un bruit doux d’ecailles gluantes et de nageoires soulevees, d’efforts impuissants et mous, et de baillements dans l’air mortel.
Le pere Roland saisit la manne entre ses genoux, la pencha, fit couler jusqu’au bord le flot d’argent des betes pour voir celles du fond, et leur palpitation d’agonie s’accentua, et l’odeur forte de leur corps, une saine puanteur de maree, monta du ventre plein de la corbeille.
Le vieux pecheur la huma vivement, comme on sent des roses, et declara:
«Cristi! ils sont frais, ceux-la!» Puis il continua:
«Combien en as-tu pris, toi, docteur?» Son fils aine, Pierre, un homme de trente ans a favoris noirs coupes comme ceux des magistrats, moustaches et menton rases, repondit:
«Oh! pas grand-chose, trois ou quatre.» Le pere se tourna vers le cadet:
«Et toi, Jean?» Jean, un grand garcon blond, tres barbu, beaucoup plus jeune que son frere, sourit et murmura:
«A peu pres comme Pierre, quatre ou cinq.» Ils faisaient, chaque fois, le meme mensonge qui ravissait le pere Roland.
Il avait enroule son fil au tolet d’un aviron, et, croisant ses bras, il annonca:
«Je n’essayerai plus jamais de pecher l’apres-midi. Une fois dix heures passees, c’est fini. Il ne mord plus, le gredin, il fait la sieste au soleil.» Le bonhomme regardait la mer autour de lui avec un air satisfait de proprietaire.
C’etait un ancien bijoutier parisien qu’un amour immodere de la navigation et de la peche avait arrache au comptoir des qu’il eut assez d’aisance pour vivre modestement de ses rentes.
Il se retira donc au Havre, acheta une barque et devint matelot amateur. Ses deux fils, Pierre et Jean, resterent a Paris pour continuer leurs etudes et vinrent en conge de temps en temps partager les plaisirs de leur pere.
A la sortie du college, l’aine, Pierre, de cinq ans plus age que Jean, s’etant senti successivement de la vocation pour des professions variees, en avait essaye, l’une apres l’autre, une demi-douzaine, et, vite degoute de chacune, se lancait aussitot dans de nouvelles esperances.
En dernier lieu la medecine l’avait tente, et il s’etait mis au travail avec tant d’ardeur qu’il venait d’etre recu docteur apres d’assez courtes etudes et es dispenses de temps obtenues du ministre. Il etait exalte, intelligent, changeant et tenace, plein d’utopies, et d’idees philosophiques.
Jean, aussi blond que son frere etait noir, aussi calme que son frere etait emporte, aussi doux que son frere etait rancunier, avait fait tranquillement son droit et venait d’obtenir son diplome de licencie en meme temps que Pierre obtenait celui de docteur.
Tous les deux prenaient donc un peu de repos dans leur famille, et tous les deux formaient le projet de s’etablir au Havre s’ils parvenaient a le faire dans des conditions satisfaisantes.
Mais une vague jalousie, une de ces jalousies dormantes qui grandissent presque invisibles entre freres ou entre s?urs jusqu’a la maturite et qui eclatent a l’occasion d’un mariage ou d’un bonheur tombant sur l’un, les tenait en eveil dans une fraternelle et inoffensive inimitie. Certes ils s’aimaient, mais ils s’epiaient. Pierre, age de cinq ans a la naissance de Jean, avait regarde avec une hostilite de petite bete gatee cette autre petite bete apparue tout a coup dans les bras de son pere et de sa mere, et tant aimee, tant caressee par eux.