semblait tout petit de si loin.

Vers le sud, on voyait encore d’autres fumees, nombreuses, venant toutes vers la jetee du Havre dont on distinguait a peine la ligne blanche et le phare, droit comme une corne sur le bout.

Roland demanda:

«N’est-ce pas aujourd’hui que doit entrer la Normandie?»

Jean repondit:

«Oui, papa.

– Donne-moi ma longue-vue, je crois que c’est elle, la-bas.» Le pere deploya le tube de cuivre, l’ajusta contre son ?il, chercha le point, et soudain, ravi d’avoir vu:

«Oui, oui, c’est elle, je reconnais ses deux cheminees.

Voulez-vous regarder, madame Rosemilly?» Elle prit l’objet qu’elle dirigea vers le transatlantique lointain, sans parvenir sans doute a le mettre en face de lui, car elle ne distinguait rien, rien que du bleu, avec un cercle de couleur, un arc-en-ciel tout rond, et puis des choses bizarres, des especes d’eclipses, qui lui faisaient tourner le c?ur. Elle dit en rendant la longue-vue:

«D’ailleurs je n’ai jamais su me servir de cet instrument-la.

Ca mettait meme en colere mon mari qui restait des heures la fenetre a regarder passer les navires.» Le pere Roland, vexe, reprit:

«Cela doit tenir a un defaut de votre ?il, car ma lunette est excellente.» Puis il l’offrit a sa femme:

«Veux-tu voir?

– Non, merci, je sais d’avance que je ne pourrais pas.» Mme Roland, une femme de quarante-huit ans et qui ne les portait pas, semblait jouir, plus que tout le monde, de cette promenade et de cette fin de jour.

Ses cheveux chatains commencaient seulement a blanchir.

Elle avait un air calme et raisonnable, un air heureux et bon qui plaisait a voir. Selon le mot de son fils Pierre, elle savait le prix de l’argent, ce qui ne l’empechait point de gouter le charme du reve. Elle aimait les lectures, les romans et les poesies, non pour leur valeur d’art, mais pour la songerie melancolique et tendre qu’ils eveillaient en elle. Un vers, souvent banal, souvent mauvais, faisait vibrer la petite corde, comme elle disait, lui donnait la sensation d’un desir mysterieux presque realise. Et elle se complaisait a ces emotions legeres qui troublaient un peu son ame bien tenue comme un livre de comptes.

Elle prenait, depuis son arrivee au Havre, un embonpoint assez visible qui alourdissait sa taille autrefois tres souple et tres mince.

Cette sortie en mer l’avait ravie. Son mari, sans etre mechant, la rudoyait comme rudoient sans colere et sans haine les despotes en boutique pour qui commander equivaut a jurer. Devant tout etranger il se tenait, mais dans sa famille il s’abandonnait et se donnait des airs terribles, bien qu’il eut peur de tout le monde. Elle, par horreur du bruit, des scenes, des explications inutiles, cedait toujours et ne demandait jamais rien; aussi n’osait-elle plus, depuis bien longtemps, prier Roland de la promener en mer. Elle avait donc saisi avec joie cette occasion, et elle savourait ce plaisir rare et nouveau.

Depuis le depart elle s’abandonnait tout entiere, tout son esprit et toute sa chair, a ce doux glissement sur l’eau. Elle ne pensait point, elle ne vagabondait ni dans les souvenirs ni dans es esperances, il lui semblait que son c?ur flottait comme son corps sur quelque chose de moelleux, de fluide, de delicieux, qui la bercait et l’engourdissait.

Quand le pere commanda le retour: «Allons, en place pour la nage!» elle sourit en voyant ses fils, ses deux grands fils, oter leurs jaquettes et relever sur leurs bras nus les manches de leur chemise.

Pierre, le plus rapproche des deux femmes, prit l’aviron de tribord, Jean l’aviron de babord, et ils attendirent que le patron criat: «Avant partout!» car il tenait a ce que les man?uvres fussent executees regulierement.

Ensemble, d’un meme effort, ils laisserent tomber les rames, puis se coucherent en arriere en tirant de toutes leurs forces; et une lutte commenca pour montrer leur vigueur. Ils etaient venus a la voile tout doucement, mais la brise etait tombee et l’orgueil de males des deux freres s’eveilla tout a coup a la perspective de se mesurer l’un contre l’autre.

Quand ils allaient pecher seuls avec le pere, ils ramaient ainsi sans que personne gouvernat, car Roland preparait les lignes tout en surveillant la marche de l’embarcation, qu’il dirigeait d’un geste ou d’un mot: «Jean, mollis!» – «A toi, Pierre, souque.» Ou bien il disait: «Allons le un, allons le deux, un peu d’huile de bras.» Celui qui revassait tirait plus fort, celui qui s’emballait devenait moins ardent, et le bateau se redressait.

Aujourd’hui ils allaient montrer leurs biceps. Les bras de Pierre etaient velus, un peu maigres, mais nerveux; ceux de Jean gras et blancs, un peu roses, avec une bosse de muscles qui roulait sous la peau.

Pierre eut d’abord l’avantage. Les dents serrees, le front plisse, les jambes tendues, les mains crispees sur l’aviron, qu’il faisait plier dans toute sa longueur a chacun de ses efforts; et la Pere s’en venait vers la cote. Le pere Roland, assis a l’avant afin de laisser tout le banc d’arriere aux deux femmes, s’epoumonait a commander: «Doucement, le un – souque, le deux.» Le un redoublait de rage et le deux ne pouvait repondre a cette nage desordonnee.

Le patron, enfin, ordonna: «Stop!» Les deux rames se leverent ensemble, et Jean, sur l’ordre de son pere, tira seul quelques instants. Mais a partir de ce moment l’avantage lui resta; il s’animait, s’echauffait, tandis que Pierre, essouffle, epuise par sa crise de vigueur, faiblissait et haletait. Quatre fois de suite, le pere Roland fit stopper pour permettre a l’aine de reprendre haleine et de redresser a barque derivant. Le docteur alors, le front en sueur, les joues pales, humilie et rageur, balbutiait:

«Je ne sais pas ce qui me prend, j’ai un spasme au c?ur.

J’etais tres bien parti, et cela m’a coupe les bras.» Jean demandait:

«Veux-tu que je tire seul avec les avirons de couple?

– Non, merci, cela passera.» La mere, ennuyee, disait:

«Voyons, Pierre, a quoi cela rime-t-il de se mettre dans un etat pareil, tu n’es pourtant pas un enfant.» Il

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