Andrei Makine

La musique d'une vie

Je pourrais sans peine dater cette rencontre. Elle remonte deja a un quart de siecle. Plus precisement, a l'annee ou ce philosophe celebre, refugie a Munich, proposa une definition devenue vite a la mode, un terme que les penseurs, les politiciens et meme les simples mortels allaient utiliser pendant au moins une bonne decennie, et cela dans le monde entier. L'extraordinaire succes de sa formule tenait a un merite evident: en deux mots latins le philosophe avait reussi a decrire la vie des deux cent quarante millions d'etres humains qui peuplaient, a l'epoque, le pays ou je suis ne. Femmes, hommes, enfants et adultes, vieux ou nouveau-nes, morts ou vivants, malades ou en bonne sante, innocents ou assassins, savants ou incultes, ouvriers au fond des mines de charbon, cosmonautes sur leur parcours celeste, eux et des milliers d'autres categories, tous se trouvaient rattaches par ce terme novateur a une essence commune. Tous commencaient a exister sous un nom generique.

Avant et apres cette heureuse trouvaille, on n'a cesse d'inventer des mots pour evoquer le pays en question. «L'empire du mal», «la barbarie a visage humain», «l'empire eclate»… Chacun de ces vocables marqua, pour un temps, les esprits en Occident. Cependant, c'est la definition du philosophe munichois qui fut de loin la plus citee et la plus vivace.

A tel point que, a peine quelques mois apres la naissance de la formule, je l'entendis dans la bouche d'un ami, vivant comme moi sur les bords de la Neva et qui, en cachette comme tant d'autres, ecoutait les radios occidentales et avait capte une interview du philosophe. Oui, a tel point qu'en revenant d'un voyage en Extreme-Orient, et retenu par une tempete de neige quelque part au milieu de l'Oural, je me souvins de ce terme celebre en Occident et prohibe dans notre pays. Durant une partie de la nuit, je m'exercai a l'appliquer aux passagers qui m'entouraient dans la salle d'attente d'une gare glaciale et obscure. Le terme invente par le philosophe faisait preuve d'une efficacite conceptuelle redoutable. Il englobait la vie des personnes les plus variees: ces deux soldats qui buvaient a tour de role, au goulot, caches derriere une colonne, ce vieillard qui, par manque de sieges, dormait sur un journal deplie, le long d'un mur, cette jeune mere dont le visage paraissait legerement eclaire par une bougie invisible, cette prostituee qui guettait pres d'une fenetre obstruee de neige, et tant d'autres.

Perdu au milieu de mes semblables, endormis ou insomniaques, je faisais mentalement l'eloge de la sagacite du philosophe… Et c'est a ce moment-la, au c?ur d'une nuit coupee du reste du monde, que cette rencontre eut lieu.

Depuis, un quart de siecle a passe. L'empire dont on avait predit l'eclatement est tombe. La barbarie et le mal se sont manifestes aussi sous d'autres deux. Et la formule trouvee par le philosophe de Munich (il s'agit bien sur d'Alexandre Zinoviev), cette definition presque oubliee aujourd'hui, me sert uniquement de signet, marquant dans le flux limoneux des ans l'instant de cette breve rencontre.

***

Je m'eveille, j'ai reve d'une musique. Le dernier accord s'eteint en moi pendant que je m'efforce de distinguer la pulsation des vies entassees dans cette longue salle d'attente, dans ce melange de sommeil et de fatigue.

Le visage d'une femme, la, pres de la fenetre. Son corps vient de faire jouir encore un homme, ses yeux cherchent parmi les passagers son prochain amant. Un cheminot entre rapidement, traverse la salle, sort par la grande porte donnant sur les quais, sur la nuit. Avant de se refermer, le battant jette dans la salle un violent tourbillon de neige. Ceux qui sont installes pres de la porte remuent sur leur siege etroit et dur, tirent le col de leur manteau, secouent frileusement les epaules. De l'autre bout de la gare parvient un esclaffement sourd, puis le crissement d'un eclat de verre sous un pied, un juron. Deux soldats, chapka rejetee sur la nuque, capote deboutonnee, se frayent un passage a travers la masse de corps recroquevilles. Des ronflements se repondent, certains comiquement accordes. Un criaillement d'enfant tres distinct se detache de l'obscurite, s'epuise en petites plaintes de succion, se tait. Une longue dispute emoussee par l'ennui se poursuit derriere l'une des colonnes qui soutiennent une galerie en bois verni. Le haut-parleur, sur le mur, gresille, chuinte et soudain, d'une voix etonnamment attendrie, annonce le retard d'un train. Une houle de soupirs parcourt la salle. En verite, personne n'attend plus rien. «Six heures de retard…» Ce pourrait etre six jours ou six semaines. L'engourdissement revient. Le vent fouette les fenetres de lourdes rafales blanches. Les corps se calent contre la raideur des sieges, les inconnus se serrent les uns contre les autres, telles les ecailles d'une meme carapace. La nuit confond les dormeurs dans une seule masse vivante – une bete goutant par toutes ses cellules la chance de se trouver a l'abri.

De ma place je vois mal l'horloge accrochee au-dessus des guichets. Je tords mon poignet, le cadran de ma montre saisit le reflet de l'eclairage de nuit: une heure moins le quart. La prostituee est toujours a son poste, sa silhouette se decoupe sur la vitre bleuie par la neige. Elle n'est pas grande, mais tres large de hanches. Elle surplombe les rangs des voyageurs endormis comme un champ de bataille couvert de morts… La porte qui donne sur la ville s'ouvre, les nouveaux arrivants apportent le froid, l'inconfort des espaces balayes par les bourrasques. Le magma humain frissonne et, a contrec?ur, accueille ces nouvelles cellules.

Je me secoue, en essayant de m'arracher a ce conglomerat de corps. D'arracher ceux qui m'entourent a l'indistinction de la masse. Ce vieillard qui vient d'arriver et qui, sans pretendre a un fauteuil dans cette gare bondee, etale un journal sur les carreaux du sol souilles de megots et de neige fondue, s'allonge, le dos contre le mur. Cette femme dont le chale dissimule les traits et l'age, un etre inconnaissable noye dans un gros manteau informe. Il y a un instant, elle a parle a travers son sommeil: quelques mots suppliants venus sans doute des annees tres lointaines de sa vie. «L'unique indice humain qui me restera d'elle», me dis-je. Cette autre femme, cette jeune mere inclinee vers le cocon de son bebe qu'elle semble envelopper d'un halo invisible fait d'inquietude, d'etonnement, d'amour. A quelques pas d'elle, la prostituee, en train de negocier avec les soldats: le bafouillis excite des deux hommes et son chuchotement un peu meprisant mais chaud et comme mouille de gouteuses promesses. Les bottes des soldats pietinent sur les dalles, on devine, physiquement, l'impatience que provoque ce corps a la croupe large et lourde, a la poitrine qui bombe le manteau… Et, presque a la hauteur des bottes, le visage d'un homme qui, a moitie glisse de son siege, la tete renversee, dort, la bouche entrouverte, un bras touchant le sol. «Un mort sur un champ de bataille», me dis-je de nouveau.

L'effort que je fais pour sauver de ce tout anonyme quelques silhouettes individuelles faiblit. Tout se confond dans l'obscurite, dans la luminescence trouble, jaune sale, du lampadaire au- dessus de la sortie, dans le neant qui s'etend a perte de vue autour de cette ville ensevelie sous une tempete de neige. «Une ville de l'Oural», me dis-je, essayant d'attacher cette gare a un lieu, a une direction. Mais cette velleite geographique se revele derisoire. Un point noir perdu dans un ocean blanc. Cet Oural qui s'etend sur deux mille? trois mille kilometres? cette ville, quelque part au milieu, et, a l'est, l'infini siberien, l'infini de cet enfer de neige. Au lieu de les situer, ma pensee egare et cette ville et sa gare sur une planete blanche, inhabitee. Les ombres humaines que je distinguais autour de moi se fondent de nouveau dans une seule masse. Les respirations se melent, le marmonnement des recits nocturnes s'eteint dans le soufflement du sommeil. Le murmure de la berceuse que recite plus que ne chantonne la jeune mere me parvient en meme temps que le chuchotement des soldats qui emboitent le pas a la prostituee. La porte se referme derriere eux, la vague de froid traverse la salle. Le murmure de la jeune mere se colore d'un voile de buee. L'homme qui dort la tete renversee emet un long rale et, reveille par sa propre voix, se redresse brusquement sur son siege, fixe longuement l'horloge, se rendort.

Je sais que l'heure qu'il vient de voir n'avait aucune signification. Il n'aurait pas manifeste plus d'etonnement en constatant qu'une nuit entiere s'est ecoulee. Une nuit ou deux. Ou un mois. Ou toute une annee. Neant de neige. Plus vague qu'un nulle part. Une nuit sans fin. Une nuit rejetee sur le bas-cote du temps…

Soudain, cette musique! Le sommeil se retire comme le rouleau d'une vague

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