murs, se dressent les drapeaux, les pancartes avec les portraits des dirigeants du Parti, tout l'attirail des manifestations. Le passage donne acces a une piece encore plus encombree. Deux armoires aux portes ouvertes, des pyramides de chaises, des piles de draps. Derriere les armoires brille un faisceau de lumiere. Je m'avance avec l'impression de rattraper le bout d'un songe et de m'y installer. Un homme, que je vois de profil, est assis devant un grand piano a queue, une valise aux angles nickeles posee pres de sa chaise. Je pourrais le prendre pour le vieillard qui dormait sur les pages de sa Pravda. Il est vetu d'un manteau semblable, plus long peut-etre, il porte la meme chapka noire. Une torche electrique, laissee a gauche du clavier, eclaire les mains de l'homme. Il a des doigts qui n'ont rien a voir avec les doigts d'un musicien. De grosses phalanges rudes, bosselees, couvertes de rides brunies. Ces doigts se deplacent sur le clavier sans appuyer, marquent des pauses, s'animent, accelerent leur course silencieuse, s'emportent dans une fuite fievreuse, on entend le claquement des ongles sur le bois des touches. Soudain, au plus fort de ce vacarme muet, une main, ne se maitrisant plus, s'abat sur le clavier, une gerbe de notes fuse. Je vois que l'homme, amuse sans doute par cette maladresse, interrompt ses gammes inaudibles et se met a pousser de petits rires chuchotes, des petits gloussements de vieillard espiegle. Il leve meme une main et la plaque contre sa bouche pour retenir ces toussotements de rire… Tout a coup, je comprends qu'il pleure.

Je recule a pas inegaux, hesitants, une main derriere le dos pour trouver la porte. Deja tout pres de la sortie, mon pied heurte la hampe d'un drapeau qui tombe, entrainant dans une bruyante reaction en chaine toute une kyrielle de portraits sur leurs longues perches… Le faisceau de la torche electrique balaie le mur et m'eblouit. L'homme le baisse aussitot vers mes pieds, comme pour s'excuser de m'avoir aveugle. Une seconde de silence gene me permet d'apercevoir sur son front la profonde cannelure d'une blessure blanchie par le temps, et ses larmes. Je bafouille en detournant les yeux:

– Je venais chercher une chaise. C'est vraiment bonde en bas…

L'homme eteint sa torche et c'est dans l'obscurite que j'entends ses paroles mais surtout ce bref frottement qui me laisse deviner son geste: d'une manche de son manteau il essuie rapidement ses yeux.

– Ah, mais des chaises, il y en a ici tant qu'on veut. Seulement, faites attention, la plupart ont des pieds casses. Moi, j'ai tout un divan a moi, avec quelques ressorts a nu, il est vrai…

Je me rends compte que l'obscurite n'est pas complete dans cette piece. Ses deux fenetres se decoupent dans le noir, eclairees par un reverbere, par les incessantes tornades de neige qui s'entortillent autour de la coulee de lumiere. Je vois la silhouette de l'homme qui contourne les armoires, disparait dans un recoin d'ou parvient le crissement aigu des ressorts.

– Si d'aventure ils annoncent un train, reveillez-moi, s'il vous plait, dit-il de son divan.

Et il me souhaite bonne nuit. Je tire une chaise, m'installe au milieu des portraits eparpilles, decide a faire semblant jusqu'au bout: je serais venu juste pour chercher une chaise, je n'aurais pas surpris ses larmes…

Je le feins si bien que tres vite je m'endors, pris dans ce violent sommeil du petit matin apres une nuit blanche. C'est le pianiste qui me reveille, sa main sur mon epaule, la petite torche projetant sur le mur les ombres des chaises enchevetrees, d'un portemanteau, du couvercle releve du piano…

– Ils viennent d'annoncer le train pour Moscou! Si c'est le votre, il faut vous depecher, ca va etre la prise de Kazan.

Il a raison. C'est un assaut. Un chasse-croise de visages, un va-et-vient de grosses valises, des cris, des pietinements dans les tranchees qui creusent l'epaisseur de la neige sur les quais. Au milieu de la bousculade, je perds rapidement de vue l'homme qui vient de me reveiller. Un controleur coupe mon elan des le marchepied de la voiture ou je voulais monter: «On est deja serres comme des sardines, vous ne voyez pas?» La porte de la suivante est verrouillee. Autour de la troisieme s'attroupe une foule d'ou s'eleve une rumeur tantot plaintive, tantot menacante. Le controleur verifie les billets, accepte de rares chanceux selon des criteres qu'apparemment lui-meme ne saurait expliquer. Trebuchant dans la neige trouee de pas, je me precipite le long du convoi. Une vieille, enlisee dans une congere, se lamente d'avoir laisse tomber ses lunettes. Un soldat, a genoux, fouille la neige a la maniere des chiens. Son camarade a quelques metres de la urine contre le poteau d'un reverbere. Le premier repeche les lunettes avec une longue bordee de jurons triomphants…

Je pietine d'une voiture a l'autre, de plus en plus sur de devoir passer encore une journee dans cette ville-piege. Mes jugements nocturnes reviennent, ravives par le froid, par la colere: «Homo sovieticus! Tout est dit. On leur proposerait maintenant de grimper sur les toits ou, pire que ca, de courir derriere le train, pas un ne rouspeterait… Homo sovieticus

Tout a coup ce sifflement. Non pas le sifflet du train. Un bref sifflement de voyous, un appel percant, autoritaire et destine a un complice. Je leve la tete au-dessus de la foule qui assaille les marchepieds. Au bout du convoi, je vois le pianiste qui agite le bras.

– Ils la rajoutent parfois, surtout en cas de retard comme celui-la, m'explique-t-il quand nous nous installons dans cette vieille voiture de troisieme classe. On n'aura pas chaud, mais, vous verrez, le the est meme meilleur ici…

C'est a peu pres tout ce qu'il me dit durant la journee. Son concert nocturne me parait deja a peine reel. De toute facon, l'interroger sur cette musique silencieuse serait avouer que je l'ai vu pleurer. Donc… Etendu sur le bois nu de la couchette, je me mets a imaginer le campement humain que j'ai observe, cette nuit, dans la salle d'attente et qui a present vit, sans y preter la moindre attention, une experience fabuleuse: le passage d'Asie en Europe! L'Europe… Derriere la fenetre, dans le petit rectangle que le givre a laisse libre, defile toujours le meme infini des neiges, a perte de vue, impassible devant l'avancee essoufflee du train. Le vallonnement blanc des forets. Un fleuve sous la glace, immense, gris, faisant penser a un bras de mer. Et de nouveau le sommeil de la planete blanche, inhabitee. Je me tourne legerement, je regarde le vieil homme qui reste immobile sur la couchette d'en face, les paupieres closes, les doigts noues sur la poitrine. Ces doigts qui savent jouer des melodies muettes. Pense-t-il a l'Europe? Se rend-il compte que nous approchons de la civilisation, des villes ou le temps peut avoir une excitante valeur de jeu social, d'echanges d'idees, de rencontres? Ou l'espace est apprivoise par l'architecture, incurve par la vitesse d'une autoroute, humanise par le sourire d'une cariatide dont on voit le visage par la fenetre de mon appartement, non loin de la Nevski?

Curieusement, c'est sur la beaute de certaines rues que notre conversation finit par s'engager, deja vers le soir. Nous venons de quitter une grande ville sur la Volga. Le convoi a ete reforme et j'ai meme craint un instant qu'on nous abandonne sur une voie de garage. Il y a beaucoup de place libre, comme si les gens dedaignaient de monter dans cette voiture archaique de troisieme.

Mon compagnon se leve, apporte deux verres. En apprenant que je connais bien Moscou, il s'anime, me parle de la capitale avec une precision inattendue, avec un attachement sentimental pour telle rue, telle station de metro. «L'attachement d'un provincial, me dis-je, qui a vecu dans la capitale et qui aime epater ses interlocuteurs par l'originalite de son guide personnel.» Mais, plus il parle, plus je constate que sa Moscou est une ville bien etrange, avec des lacunes evidentes, avec des entrelacs de rues aux endroits ou ma memoire voit de larges avenues et esplanades. Plus attentif, je releve dans son recit quelques a-coups que l'homme essaie d'eviter tantot en s'interrompant a mi-mot, tantot en racontant une anecdote. «Avant la guerre…», «dans les annees trente…», ces marques du passe lui echappent et me laissent deviner qu'il se promene dans une ville qui n'existe plus. Il finit par s'en rendre compte, se tait. Son oreille doit detecter dans ce moment de gene la meme tonalite que cette nuit, quand je l'ai surpris au piano. Pour changer de sujet, je me mets a maudire le temps, les retards qui me font manquer, a Moscou, ma correspondance. Nous preparons notre diner: des ?ufs durs que je tire de mon sac, le pain qu'il dit avoir dans sa valise. Il sort un paquet, le defait. Une demi-miche de pain noir. Mais c'est l'emballage qui attire mon regard – des feuilles froissees de vieilles partitions. Il leve les yeux sur moi, puis se met a lisser les pages avec le rude tranchant de sa main. Ses paroles n'ont plus le ton d'un promeneur sentimental, comme tout a l'heure. Pourtant, il parle toujours des memes ruelles moscovites et d'un jeune homme («Je me croyais alors le plus heureux du monde», dit-il avec une amertume souriante), un jeune homme portant une chemise claire trempee par une averse de mai, un jeune homme qui s'arrete devant une affiche et, le c?ur battant, lit son nom: Alexei Berg.

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