Comme par hasard, Edmond Wells surgit devant nous.

— Ho! ho! que manigancez-vous donc par ici?

— Nous en avons assez de ce travail. Cette tache est impossible, assene Raoul, les poings sur les hanches en signe de defi.

Edmond Wells comprend que l'affaire est grave.

— Qu'en penses-tu, Michael?

Raoul repond a ma place:

– A peine eclos, ses ?ufs sont deja cuits. «Ils» lui ont refile un Jacques angoisse et maladroit, une Venus narcissique superficielle et un Igor que sa mere veut achever. Quels cadeaux!

Edmond Wells n'a pas un regard pour mon ami.

— C'est a Michael que je m'adresse. Qu'en penses-tu, Michael?

Je ne sais que repondre. Mon instructeur insiste:

— Tu n'eprouves quand meme pas une nostalgie pour ta vie de mortel? Souviens-toi de ton existence d'incarne.

Je me sens pris entre deux feux. D'un geste ample, Edmond Wells embrasse l'horizon.

— Tu souffrais. Tu avais peur. Tu etais malade. Maintenant tu es pur esprit. Libere de la matiere.

Et ce disant, il me traverse de part en part. Raoul hausse les epaules avec degout.

— Mais nous avons perdu toute sensation tactile. Nous ne pouvons meme plus reellement nous asseoir.

Il esquisse le geste et choit comme s'il avait traverse une chaise inexistante.

— Nous ne vieillissons plus, avance Edmond Wells.

— Mais nous n'avons pas conscience du temps qui passe, riposte Raoul du tac au tac. Plus de secondes, plus de minutes, plus d'heures, plus de nuits, plus de jours. Plus de saisons.

— Nous sommes eternels.

— Mais nous n'avons plus d'anniversaires! Les arguments fusent.

— Nous ne souffrons pas…

— Mais nous ne ressentons plus rien.

— Nous communiquons par l'esprit.

— Mais nous n'ecoutons plus de musique.

Edmond Wells ne se laisse pas decontenancer.

— Nous volons a des vitesses vertigineuses.

— Mais nous ne sentons meme plus la caresse du vent sur notre visage.

— Nous restons constamment en eveil.

— Mais nous n'avons plus de reves!

— Mon mentor tente encore de marquer des points mais mon ami ne renonce pas:

— Plus de plaisirs. Plus de sexualite.

— Plus de douleurs non plus! Et nous avons acces a toutes les connaissances, retorque Edmond Wells.

— Il n'y a meme plus de… livres. Il n'y a meme pas une bibliotheque au Paradis…

Mon instructeur est touche par cet argument.

— En effet, nous n'avons pas de livres… mais… mais…

Il cherche puis trouve:

— Mais… nous n'en avons pas besoin. Chaque vie de mortel porte en soi une intrigue passionnante. Mieux que tous les romans, mieux que tous les films: observer une simple vie d'humain, avec ses coups de theatre, ses surprises, ses peines, ses passions, ses chagrins d'amour, ses reussites et ses echecs. Et ce sont des histoires VRAIES, par-dessus le marche!

La, Raoul Razorbak ne trouve rien a redire. Edmond Wells s'abstient cependant de parader.

— Jadis, j'ai ete comme vous, moi aussi, un rebelle.

Il leve la tete comme s'il voulait observer les nuages de pluie. Il concede:

— Hum… Venez. Je vais tacher de combler un peu votre curiosite en vous revelant deja un secret. Suivez- moi.

39. ENCYCLOPEDIE

JOIE: «Le devoir de tout homme est de cultiver sa joie interieure.» Mais beaucoup de religions ont oublie ce precepte. La plupart des temples sont sombres et froids. Les musiques liturgiques sont pompeuses et tristes. Les pretres s'habillent de noir. Les rites celebrent les supplices des martyrs et rivalisent en representations de scenes de cruaute. Comme si les tortures subies par leurs prophetes etaient autant de signes d'authenticite.

La joie de vivre n'est-elle pas la meilleure maniere de remercier Dieu d'exister s'il existe? Et si Dieu existe, pourquoi serait-il un etre maussade?

Seules exceptions notables: le Tao to-king, sorte de livre philosophico- religieux qui propose de se moquer de tout, y compris de lui-meme, et les gospels, ces hymnes que scandent joyeusement les Noirs d'Amerique du Nord aux messes et aux enterrements.

Edmond Wells,

Encyclopedie du Savoir Relatif et Absolu, tome IV.

40. IGOR. 5 ANS

Apres maints essais, maman semble avoir renonce a m'assassiner. Elle boit, elle boit et me considere d'un ?il torve. Soudain, elle lance son verre dans ma direction. Je m'empresse de baisser la tete et, comme d'habitude, il va se briser a grand fracas contre le mur.

— Je n'arriverai peut-etre pas a te tuer, mais tu ne vas plus me gacher la vie longtemps, m'annonce-t- elle.

Elle enfile une veste, m'entraine par la main comme pour aller faire des courses, mais je me doute bien qu'elle n'a pas l'intention de courir les magasins. J'en ai la confirmation quand elle me depose ou plutot me jette sur le parvis d'une eglise.

— Maman!

Elle s'eloigne a grands pas et puis, soudain, revient et me lance un medaillon dore. Dedans, il y a la photo d'un type a grosses moustaches.

— C'est ton pere. Tu n'as qu'a le retrouver. Il se fera un plaisir de s'occuper de toi. Adieu!

Je m'assois dans la neige trempee. Je dois continuer a vivre. Il le faut. Les flocons tombent en epaisse toile blanche et commencent a me recouvrir.

— Que fais-tu la, mon petit?

Je leve ma tete glacee vers un monsieur en uniforme.

41. VENUS. 5 ANS

Le jour je dessine et la nuit j'ai le sommeil agite. Je fais beaucoup de reves. Je reve qu'un animal est prisonnier dans ma tete et s'acharne a en sortir. C'est un petit lapin et il me ronge le crane de l'interieur. Tout en grignotant, il repete toujours la meme phrase: «Il faut que tu te souviennes de moi.» Je me reveille parfois avec une migraine terrible. Cette nuit, la douleur est encore plus vive que d'habitude. Je me leve et je vais voir papa et maman. Ils dorment. Comment peuvent-ils se permettre de dormir alors que ma tete me fait si mal? Je crois qu'ils

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