frissons de plaisir! En plus il parait que cela s'est vraiment produit.
Martine, Edgar Allan Poe et les echecs donnent un sens nouveau a ma vie. Maintenant j'introduis beaucoup de suspense dans mes histoires dont la plupart ont pour base les echecs. Souvent les personnages de mes recits sont pris dans une partie dont ils ne connaissent pas les regles car ces fictions sont regies par des lois invisibles qu'ils ne sont pas a meme d'imaginer.
Je propose a Martine de lui lire ma prochaine histoire. Elle accepte. Aurais-je enfin trouve un lecteur? Je lui chuchote a l'oreille l'aventure de deux globules blancs qui enquetent dans un corps humain pour y retrouver un microbe. Quand ils l'attrapent, ils constatent que le microbe a pour seule ambition de s'integrer a la societe des cellules du corps humain. A la fin, le microbe est accepte dans le corps, mais seulement a l'endroit ou il peut se rendre utile.
— C'est-a-dire?
— Dans le systeme digestif, pour contribuer a la degradation de la nourriture.
Elle rit:
— Pas mal trouve. Ca t'est venu comment?
— J'ai vu une emission sur les microbes a la tele.
— Non, ce que je te demande, c'est comment t'est venue l'envie de rechercher un monde meilleur car ton microbe, en fait, il est en quete d'une societe ideale.
— Il me semble que notre organisme est deja une societe ideale. La-dedans, pas de competition, pas de chefs, tout le monde est a la fois different et complementaire, et pourtant tout le monde agit dans l'interet general.
Martine dit que mon histoire est tres jolie. Elle depose un bisou sur ma joue, j'essaie de lui en donner un en retour, mais elle me repousse.
— Quand tu auras ecrit d'autres histoires, je veux bien que tu me les lises, souffle-t-elle.
59. IGOR. 7 ANS
Mes nouveaux parents doivent venir me chercher ce soir. J'ai enfile le simili-smoking en nylon noir qu'on nous a distribue pour les fetes. J'ai cire mes chaussures avec du saindoux. J'ai boucle ma valise. Je ne parle plus aux autres. A midi, je ne mange pas. Je crains trop de tacher mon costume. J'ai parcouru un livre sur les bonnes manieres a la bibliotheque. Je sais maintenant que la fourchette se place a gauche de l'assiette et le couteau a droite. Je sais que la viande s'accompagne de vin blanc et le poisson de vin rouge. A moins que ce ne soit le contraire. Je sais qu'il faut donner sa carte de visite aux autres riches qu'on rencontre afin de pouvoir se retrouver ensuite entre nous sans plus croiser de pauvres.
J'ai etudie aussi les medailles. Celles de mon futur papa signalent non seulement qu'il fait partie de l'elite de l'armee de l'air mais qu'en plus il a descendu des avions ennemis. L'armee de l'air… Je me sens deja pret a mepriser l'infanterie, l'artillerie et la marine. Vive l'aviation! On plane au-dessus des ennemis et on les tue de loin, sans les voir ni les toucher. Vive l'armee! Vive la guerre! Mort aux ennemis! Mort a l'Occident!
Quand je serai officiellement nomme «fils de colonel», je connaitrai probablement tous les mouvements de nos troupes, je serai informe de toutes les missions secretes dont la presse ne pipe mot. Je suis convaincu qu'on nous cache tout ce qui est vraiment interessant: les massacres, les coups de force et tout ca. Les trois V de mon dortoir m'exasperent. Vivement que j'appartienne a une famille de riches, les pauvres commencent a me taper sur les nerfs.
Midi, treize heures, dix-sept heures. Je dis «au revoir» aux surveillants, je m'assieds et j'attends dix- neuf heures dans mon joli smoking du dimanche qui craque un peu aux entournures. Vania survient, me considere avec colere et me lance:
— Ton colonel, je suis sur qu'il est pedophile.
— Tu dis ca parce que tu es jaloux. Tu ne sais meme pas ce que c'est qu'un gateau au chocolat.
— T'es qu'un lacheur!
Je comprends que Vania comptait sur moi pour le proteger et l'aider, mais je ne peux pas demeurer a perpetuite a la disposition de tout le monde. Je me calme.
— Toi aussi, un jour ta chance viendra, et alors tu te comporteras exactement comme moi.
Mon papa tout neuf doit venir me chercher a dix-neuf heures. A dix-neuf heures trente, je serai surement en famille a manger des gateaux, de vrais gateaux avec du vrai beurre et du vrai chocolat.
Dix-huit heures trente. Plus qu'une demi-heure et j'en aurai fini avec cet orphelinat. J'aurai une famille et de l'amour.
Dix-huit heures quarante-cinq. Vassili se plante devant moi, l'air bizarre. Il m'ordonne de le suivre dans la salle des douches. Il y a une petite foule agitee la-bas. Tous les visages sont leves vers le plafond et, au plafond, il y a Vladimir pendu avec une pancarte autour du cou: «A cache des cigarettes pour ne pas payer l'impot.» Mon copain obese a du etre difficile a hisser si haut. Il est tout bleu et tire la langue d'une facon grotesque qui rend la scene encore plus terrifiante.
— C'est Piotr… c'est Piotr qui… l'a tue! articule difficilement Vania.
Vassili se tait mais son regard est dur. Il se dirige vers moi, me prend par l'epaule et me mene a une cachette qu'il a amenagee et que je ne connaissais pas. D'un morceau de toile replie, il tire un objet long et brillant. Un couteau.
Je l'examine. Il ne l'a pas trouve ou achete. Il l'a fabrique. Il l'a forge en douce en dehors des seances a l'atelier de travaux manuels. On dirait un authentique poignard de guerre.
— Tu es le plus fort d'entre nous. A toi de venger Vladimir.
Je suis tetanise. Je pense a mon nouveau papa, colonel dans l'aviation. Un jour, il me fera monter dans son avion… Un jour, il m'apprendra a piloter… Je revois cette outre de Vladimir, toujours a se goinfrer, toujours un doigt dans le nez, le porc. Je le revois manger, bavant et rotant lourdement. Vladimir.
— Desole, dis-je a Vassili. Cherche quelqu'un d'autre. Mes nouveaux parents arrivent dans une demi-heure. Je ne suis plus concerne par les bagarres ici.
Je me detourne deja quand une voix susurre derriere moi:
— Mais c'est Igor… Igor qui lui non plus n'a pas paye l'impot…
Piotr.
— … tout endimanche qu'il est, Igor. Un vrai gosse de bourgeois. Ce charmant smoking, ca ferait de jolis chiffons a poussiere.
Vassili tente imperceptiblement de me glisser le poignard dans la main. Je ne le saisis pas.
— On n'echappe pas a son destin, me murmure-t-il doucement a l'oreille.
— Alors, Igor, on se bat ou tu nous laisses tranquillement tailler des franges a ta veste, histoire de la remettre a la mode?
Ses acolytes se tordent de rire.
Ne pas repondre aux provocations. Tenir encore vingt minutes. Vingt minutes seulement. Avec un peu de chance, peut-etre meme que mon futur papa sera en avance.
J'esquisse un mouvement de fuite mais mes jambes se derobent. Le «tsarevitch» et sa bande s'avancent. J'ai encore le choix. Rester coi ou etre courageux.
Des enfants d'autres dortoirs se sont approches et font cercle autour de nous pour profiter du spectacle.
— Eh Igor, t'as les jetons? ironise Piotr.
Mes mains tremblent. Ne pas tout gacher maintenant.
Piotr leche amoureusement la lame de son couteau a cran d'arret. Le poignard de Vassili est tout proche de ma main.
— Pas possible de bluffer cette fois, chuchote mon ex-ami. Tu n'as pas d'autre choix que d'abattre tes cartes.
Je sais exactement ce que je ne dois pas faire. Surtout ne pas toucher a ce poignard. Je repense aux gateaux au chocolat, aux virees en avion, aux medailles du colonel. Tenir. Tenir encore une poignee de minutes. Maitriser mes nerfs. Maitriser mon cerveau. Des que je serai bien au chaud chez le colonel, tout cela ne sera plus
