qu'un mauvais souvenir de plus.
— Regardez comme il a la frousse. Igor le lache! Je vais te retoucher le portrait.
Mes membres m'abandonnent peut-etre mais ma bouche me reste fidele.
— Je ne veux pas me battre, dis-je peniblement.
Oui, oui, je suis un lache. Je veux mes nouveaux parents. Il me suffit de fuir vers le couloir pour me retrouver hors de portee du cran d'arret. Fuir. Fuir. Il est encore temps.
Vania s'empare alors du poignard et le pose directement sur ma paume pour me contraindre a le prendre. Mes doigts ont un mouvement. Mais non, non, non, ne vous refermez pas sur ce manche, je vous l'interdis. Vania replie un par un mes doigts.
Je revois le visage de maman. J'ai mal a l'estomac. Mes yeux s'injectent de sang. Je n'y vois plus rien. Je sens seulement le poignard qui s'enfonce dans de la chair molle, dans le ventre de Piotr, exactement a l'endroit ou moi j’ai si mal.
Piotr me devisage, l'air surpris. Comme s'il pensait: «Je ne m'attendais pas a ce coup-la. Finalement, tu es moins trouillard que je le croyais.»
Piotr qui ne vit que par la force respecte la force, y compris celle de ses adversaires. Peut-etre a-t-il ete toujours en quete de celui qui le moucherait pour le compte.
Le temps s'arrete et se fige. Vassili ebauche un leger sourire qui n'etire que les commissures de ses levres. Pour la premiere fois, je lis dans son regard: «Tu es quelqu'un de bien.»
Alentour les enfants applaudissent. Meme les lieutenants de Piotr affichent des expressions admiratives. Ils ne s'attendaient surement pas a ce que ce soit moi qui l'emporte. Je sais que maintenant, je n'ai plus rien a craindre d'eux. J'ai bascule dans un nouvel univers. J'ai laisse passer ma plus grande chance d'avoir une famille et, pourtant, je me sens bien. Je pousse un cri de bete. Le cri de la victoire sur l'adversaire et de la defaite sur son destin.
Vladimir a ete venge et moi… et moi, j'ai tout perdu.
Mes doigts s'impregnent du sang de Piotr. J'ai souhaite que Piotr recoive un coup de couteau dans le ventre. Mon v?u a ete exauce. Comme je le regrette maintenant! Je repousse les acolytes en quete de nouveau chef qui veulent me porter en triomphe.
Le soir meme, une voiture fermee vient nous chercher, moi et Vania, pour nous conduire a la prochaine etape de notre parcours personnel: le centre de redressement pour mineurs delinquants de Novossibirsk.
60. ENCYCLOPEDIE
NIVEAU D'ORGANISATION: L'atome a son propre niveau d'organisation.
La molecule a son propre niveau d'organisation.
La cellule a son propre niveau d'organisation.
L'animal a un niveau d'organisation et au-dessus de lui la planete, le systeme solaire, la galaxie. Mais toutes ces structures ne sont pas independantes les unes des autres. L'atome agit sur la molecule, la molecule sur l'hormone, l'hormone sur le comportement de l'animal, l'animal sur la planete.
C'est parce que la cellule a besoin de sucre qu'elle demande a l'animal de chasser pour recevoir de la nourriture. C'est a force de chasser pour obtenir de la nourriture que l'homme a eprouve l'envie d'etendre son territoire, tant et si bien qu'il a fini par fabriquer et envoyer des fusees au-dela de la planete.
En retour, c'est parce que l'astronaute connaitra une panne qu'il se declenchera un ulcere a l'estomac et, parce qu'il aura un ulcere a l'estomac, certains des atomes qui constituent sa paroi stomacale verront leurs electrons se detacher du noyau.
Zoom arriere, zoom avant, de l'atome a l'espace.
Vue sous cet angle, la mort d'un etre vivant n'est que de l'energie qui se transforme.
Edmond Wells,
61. LE GRAND INCA
Les ames errantes cernent Ulysse Papadopoulos. Chacune lui chuchote a l'oreille:
— Laisse-moi venir en toi.
— Pourquoi voulez-vous venir en moi, saint Raoul? interroge Papadopoulos.
— Tu vois, deplore Raoul, ce mortel percoit plus facilement les messages des ames errantes que les notres.
Brusquement, je me dis qu'il est probable que certains des prophetes qui ont pretendu s'etre entretenus avec des anges n'ont discute en fait qu'avec des ames errantes qui se faisaient passer pour nous.
— Laisse-moi venir en toi, repete le fantome.
Le pretre grec est perplexe. Il «voit» Raoul mais il ne comprend pas pourquoi, soudain, celui-ci a change de voix et lui tient pareils propos. Dans le doute, il se met a prier. Mais au fur et a mesure qu'il prie son ame commence a s'elever hors de son corps. Danger.
Je m'interpose:
— He! les fantomes! pourquoi donc restez-vous sur Terre?
L'un d'eux consent a se detourner de sa proie pour me repondre:
— Il nous faut nous venger des conquistadors qui nous ont assassines. Ce moine est un de leurs representants, aussi allons-nous le hanter et je peux t'affirmer qu'aucun exorciste ne nous chassera hors de son corps.
— He! les gars! s'exclame Raoul, vous n'avez pas honte de vous attaquer a un pauvre humain? Choisissez- vous des adversaires a votre mesure!
La remontrance ne les emeut guere.
— Nous en prendre a des anges? Quel interet? Nous preferons frapper vos points faibles. Vos «clients», comme vous dites.
Malheureusement, a force de prier, le moine commence a sortir franchement de son corps. Les ames errantes se placent en collier autour de son crane du sommet duquel se degage, bien visible, la forme blanche de son ectoplasme.
Je hurle:
— Non, reste dans ton corps! Arrete de prier!
Mais le moine ne m'entend pas, et les ames errantes se pressent autour de lui pour l'aider a se degager plus vite de sa chair. Le pauvre Papadopoulos ne tient plus a son corps que par le mince fil de son cordon d'argent qui s'etire. Le naif se croit en pleine extase mystique alors qu'il est seulement en train de se faire evincer.
Pour gagner du temps, je tente le dialogue avec l'adversaire. Les ames errantes sont etonnees que je m'interesse a elles personnellement.
Elles consentent a relacher leur emprise sur Papado-poulos et nous expliquent qu'elles souffrent. C'est le propre des ames errantes, ce sont des etres de souffrance. Elles nous racontent abondamment leur drame.
Papadopoulos revient en lui et s'evanouit.
Le recit de la precedente existence de ces fantomes est pathetique. Avec eux, je revis leur calvaire et je les comprends. J'entre en contact avec leur culture ances-trale. Je vois leur vie paisible avant l'irruption des envahisseurs venus de l'Est. Je vois flotter des images du site de Cuzco avant le desastre, des images de culte solaire, des images de vie quotidienne dans une civilisation tres avancee. Je me prends a comprendre les Incas et, en effet, ma sollicitude les deconcerte d'abord, puis les apaise.
— Vous pouvez nous aider a monter au ciel? finit par demander l'un des guerriers incas.
Je reponds que je ne sais pas et puis, ce disant, je ferme les yeux et je comprends que je le peux. C'est l'un
