— Qu'est-ce qu'on fait maintenant? me demande Stanislas.

— On joue aux cartes.

Et, flanque de Stanislas, je commence a frequenter tous les cercles de poker de la ville. Je retrouve rapidement mes vieux reflexes. Decrypter les signes sur les visages et les mains, distinguer les vrais des faux, envoyer moi-meme de faux messages… Il y a la comme une prolongation logique de mes prouesses de guerrier.

Bientot ma facon de jouer evolue. Je n'ai plus besoin de guetter les tressaillements les plus infimes, je devine le jeu de mes partenaires sans meme les observer. C'est comme s'ils degageaient des effluves de chance et de malchance par-dessus l'epaisse fumee de cigarettes trop nombreuses. Mais j'essaie de me brancher sur quelque chose de plus subtil. Comme s'il y avait une onde qui traversait tout et me donnait les informations dont j'ai besoin. Parfois, je peux la sentir, et alors je sais pratiquement le jeu de tous mes adversaires.

Grace au poker, j'amasse un tresor de guerre bien plus consequent que celui que m'ont valu mes cambriolages. Ici au moins, je n'ai pas besoin d'avoir recours a des receleurs. Mes gains, je peux les etaler au grand jour.

Je gagne et j'empoche.

Je mise contre des adversaires de plus en plus coriaces, mais eux n'ont pas fait la guerre. Ils n'ont pas les nerfs, et puis la peur de perdre les rend si previsibles… Des que les encheres montent, ils sont comme des animaux traques. Ils ne reflechissent plus, ils prient. Ils sont la a frotter leurs amulettes, leurs grigris, a invoquer leurs anges gardiens, leurs dieux, leurs fantomes. Ils sont pathetiques. Comme des brebis qu'on mene a l'abattoir.

Ma renommee grandissante me donne acces a des parties privees ou se pressent les riches et les puissants. J'apprends que mon pere y participe et je mets tout en ?uvre pour m'asseoir a la meme table que lui.

Le voila.

J'ai longtemps attendu cet instant. Il a le visage cache sous un chapeau. On ne nous presente pas. Dans ce salon opulent ou des portraits d'ancetres vous contemplent severement, je m'installe dans un fauteuil en tissu damasse sous la lumiere crue qui eclaire vivement le centre de la table. Les mises sont enormes, mais grace a mes victoires precedentes, je ne manque pas de munitions. L'un apres l'autre, mes partenaires declarent forfait, leur montagne de jetons laminee, et je me retrouve seul avec papa. Il joue bien.

Je me branche sur l'onde qui traverse tout.

— Combien de cartes? demande le croupier apres la distribution.

— Trois.

— Et vous?

— Servi, dit mon pere sans me regarder et en ne me presentant que le haut de son chapeau.

J'ai tant de questions a lui poser, je voudrais savoir pourquoi il m'a engendre, pourquoi ils nous a abandonnes maman et moi, surtout pourquoi il n'a jamais cherche a me retrouver.

Nous misons.

— Cinquante.

— Cinquante et je relance de cent.

Je ne suis pas assez concentre. La sanction est immediate. Le pot monte et je perds. Mon pere demeure impassible. Il ne m'a pas encore jete un seul regard. J'ai envie de lui dire: «Je suis ton fils», mais je me retiens. Nouveau jeu et nouvelle perte. Il est doue. Je comprends que ma force au poker ne me vient pas seulement des enseignements de Vassili, elle est aussi inscrite dans mes genes. Mon pere est un vrai reptile. Apparemment, le cambriolage et la destruction de son domicile ne l'ont pas affecte.

— Combien de cartes?

— Deux.

Meme erreur. Meme punition.

Nouvelle donne. Je respire tres fort. C'est maintenant ou jamais, je decide de jeter dans la bataille l'arme absolue, l'ultime stratageme de Vassili. Je ne retourne pas mes cartes, je ne leur jette pas un seul coup d'?il, j'annonce:

— Servi!

Il a enfin un leger mouvement. Il enleve son chapeau et me devoile une masse de cheveux gris. Je sais que dans un premier temps il s'est demande si je n'etais pas fou, et qu'a present il se demande en quoi consiste ma man?uvre. Quel que soit le cas de figure, il n'est plus maitre de la situation. A mon tour de prendre la main.

Il reclame une carte. Une carte, ca veut dire qu'il tient deux paires et qu'il espere un full.

Il prend la carte et la fourre au hasard dans son jeu pour ne pas devoiler si elle s'accorde avec d'autres. Les signes sont inexistants. Pas le moindre mouvement des doigts. Je branche mon intuition sur l'onde. Je sens qu'il n'a pas eu son full.

— Combien la mise?

— Mille, lance mon pere, les yeux rives sur ses cartes.

Il bluffe. Il veut en finir avec moi. Il place haut la barre pour me contraindre a abandonner. Mais etant donne qu'il s'agit de la partie ou je ne regarde pas mes cartes, c'est au contraire le moment de ne pas lacher. Je surencheris.

— Mille cinquante.

Le croupier ne peut s'empecher d'intervenir:

— Heu… Vous montez a mille cinquante sans regarder vos cartes et sans en changer aucune?

— Mille cinquante.

— Deux mille, dit mon pere.

— Deux mille cinquante.

— Trois mille.

Imperturbable, malgre la moiteur dans mon dos, je poursuis:

— Trois mille cinquante.

Ca commence a faire une grosse somme, meme pour lui. Il ne m'a toujours pas jete un coup d'?il. Ce doit etre son stratageme a lui. Faire croire qu'il n'a meme pas besoin d'observer son adversaire pour le vaincre. La tete toujours baissee, ne me presentant que ses cheveux gris, il demande un temps de reflexion. Je sens qu'il va la lever pour me scruter. Mais non, il se contient.

— Dix mille, annonce-t-il comme agace.

— Dix mille cinquante. Cette fortune, je ne l'ai pas. Si je perds cette partie, j'en aurai pour des annees a rembourser ma dette a ce pere qui ne m'a jamais rien donne.

— Vingt mille.

— Vingt mille cinquante.

Enfin la masse de cheveux gris bouge et pivote. Il me regarde enfin. Je le vois de pres. Il a les memes moustaches en guidon de velo que sur la photo que j'ai gardee sur moi. Il n'est pas beau. Il a l'air d'avoir eu beaucoup de soucis. Je tente de saisir ce que maman a pu lui trouver. Il me fixe pour tenter de comprendre. Ses yeux sont gris, ils n'expriment pratiquement rien.

— Trente mille.

— Trente mille cinquante.

Murmures alentour. Alleches par la hauteur de nos mises, des joueurs ont abandonne leurs tables pour s'amasser autour de la notre. La rumeur court.

Mon pere me regarde droit dans les yeux. Je soutiens son regard. Je m'autorise meme un infime sourire. Je transpire trop. Autour de nous, les gens se taisent et retiennent leur souffle.

— Cinquante mille.

— Cinquante mille cinquante.

Si je perds, je n'ai plus qu'a vendre mon sang et mes organes. J'espere que mon ange gardien a bien observe la partie depuis le debut et qu'il ne va pas me laisser tomber. Saint Igor, je compte sur toi.

— Suivi? interroge le croupier.

— Cinquante mille cinquante… pour voir, dit monpere.

Il ne surencherit plus. Termine le suspense, c'est le moment de retourner les cartes. Une a une, il retourne les siennes. Il a une paire de valets. Seulement une paire de valets. Et moi, qu'ai-je? Un huit de trefle. Un as de

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