142. ENCYCLOPEDIE

MASOCHISME: A l'origine du masochisme, il y a la crainte d'un evenement douloureux a venir. L'humain a peur car il ignore quand l'epreuve surgira et de quelle intensite elle sera. Le masochiste a compris qu'un moyen de prevenir cette peur consiste a provoquer lui-meme l'evenement redoute. Ainsi, il sait au moins quand et comment il arrivera. En suscitant lui-meme l'evenement penible, le masochiste s'apercoit qu'il maitrise enfin son destin.

Plus le masochiste se fait du mal, moins il a peur de la vie. Car il sait que les autres ne pourront egaler en douleur ce qu'il s'inflige a lui-meme. Il n'a plus rien a craindre de qui que ce soit puisqu'il est lui-meme son pire ennemi inegalable.

Ce controle sur lui-meme lui permet ensuite d'autant plus facilement de dominer les autres.

Il n'est donc pas etonnant que nombre de dirigeants et de gens detenteurs de pouvoir aient dans leur vie privee des tendances masochistes plus ou moins assumees.

Il y a cependant un prix a payer. A force de lier la notion de souffrance a la notion de maitrise de son destin, le masochiste devient anti-hedoniste. Il ne souhaite plus de plaisir pour lui, il reste seulement en quete de nouvelles epreuves de plus en plus apres et douloureuses. Cela peut devenir comme une drogue.

Edmond Wells, Encyclopedie du Savoir Relatif et Absolu, tome IV.

143. IGOR. 22 ANS

Je manque d'argent? Eh bien, je n'ai qu'a le prendre la ou il se trouve. J'entame une carriere de cambrioleur. Qu'ai-je a perdre? Au pire j'atterrirai en prison ou je retrouverai probablement beaucoup de mes Loups. Stanislas devient mon associe. Nous utilisons le meme materiel qu'a la guerre. Apres le lance-flammes, il passe au chalumeau. Aucune serrure, aucun coffre-fort ne lui resiste. Pour cambrioler, il existe une heure magique: quatre heures quinze du matin. A quatre heures quinze, il n'y a pas de voitures dans les rues. Les derniers fetards sont enfin couches et les premiers travailleurs ne sont pas encore leves. A quatre heures quinze les grandes avenues sont desertes.

Nous effectuons nos reperages dans la journee et a quatre heures quinze, donc, nous passons a l'action. Comme a la guerre, il faut un plan et une strategie.

Nous sommes en train de cambrioler une villa particulierement cossue dans le quartier nord, quand Stanislas brandit un portrait sur un gueridon et me dit:

— He, Igor, ce type avec des moustaches en guidon de velo, ce ne serait pas le meme que sur ton medaillon?

Je sursaute. Je compare les photos et reconnais que cela ne laisse point l'ombre d'un doute. Memes moustaches. Meme allure arrogante. Meme regard malin. Nous sommes entres par effraction dans la maison… de mon pere. J'examine les lieux. Je fouille les tiroirs. Je decouvre des papiers, des albums de famille qui prouvent que mon geniteur est devenu un homme riche et important, qu'il possede plusieurs maisons, beaucoup d'amis et frequente les puissants.

Papa a abandonne maman enceinte de moi, mais il n'est pas pour autant depourvu de progeniture. Il y a plusieurs chambres d'enfants dans la villa!

Saisi de rage, je m'empare du chalumeau et brule un a un tous les jouets dans les chambres d'enfants. Ils auraient du etre les miens. Ils auraient du enchanter mon enfance a moi. Je n'en ai pas profite, «les autres» n'en profiteront pas non plus.

Puis je m'effondre dans le canape, epuise par tant d'injustice.

— La paix plus les retrouvailles avec mon pere, c'est trop!

— Prends ca, bois, ca va passer, ca va passer, dit Stanislas en me tendant une fiasque de whisky americain.

Nous cassons tout dans la maison de mon pere, le mobilier, la vaisselle, les objets. Ca lui apprendra que j'existe. Nous buvons encore pour arroser le massacre jusqu'a ce que nous nous ecroulions sur des coussins eventres. Au matin, la police nous reveille et nous conduit droit au poste. Le commissaire qui trone derriere son bureau a l'air tout jeune. Probablement un pistonne. Son visage ne m'est pas inconnu. Vania. Il n'a pas beaucoup change depuis l'orphelinat. Il se leve et, d'emblee, me declare qu'il m'en veut beaucoup. C'est le monde a l'envers. Il m'en veut probablement du mal qu'il m'a fait, et que je ne lui ai pas rendu.

— Pardonne-moi, dis-je, comme si je m'adressais a un debile mental.

— Ah, enfin! dit il. C'est ce que j'ai toujours souhaite entendre de ta bouche. Tu m'as fait tellement souffrir, tu sais! J'ai longtemps repense a toi apres que tu as quitte le centre de redressement.

J'ai envie de dire: «Moi, je t'ai vite evacue de mon esprit», mais je me tais.

Il prend un air que je ne lui connaissais pas, un air sournois.

— Je suis sur que tu es convaincu que c'est moi qui ai mal agi.

Surtout ne pas repondre a la provocation.

— Tu l'as pense, hein? Avoue?

Si je dis oui, ca va l'enerver, si je dis non aussi. Se taire. C'est le meilleur choix. En effet, il ne sait plus comment me prendre. Dans le doute, il interprete mon silence comme un acquiescement et m'annonce qu'il accepte mes excuses et que, pas rancunier, il est pret a nous aider dans l'affaire du cambriolage. Il a meme suffisamment de pouvoir pour passer l'eponge.

— Mais attention, dit-il, plus question de jouer les cambrioleurs. Pas de recidive, sinon la prochaine fois je serais oblige de t'emprisonner.

Je lui serre la main et me contente d'articuler un merci le plus neutre possible. Ciao.

— Encore une chose, me dit Vania…

— Oui, quoi?…

Je reste immobile et stoique, esperant que le prix de son indulgence ne va pas augmenter.

— J'ai une question a te poser, Igor…

— Vas-y…

— Pourquoi tu ne m'as jamais casse la gueule?

La, il faut rester bien maitre de soi. Ne pas s'enerver. Surtout ne pas s'enerver. Ma main tremble. Dans ma tete, je visualise son visage de petite fouine que j'ecrase de mon gros poing rempli de phalanges bien dures. Je sens dans mon bras la puissance du coup que je pourrais porter. Mais j'ai muri. J'ai toujours dit a mes Loups: «Ne faites pas comme les taureaux qui foncent des qu'on agite un tissu rouge. Ne vous laissez pas submerger par les emotions. C'est a vous et non a l'adversaire de decider ou et quand vous frappez.»

Vania est commissaire, entoure de tous ses collegues de travail armes, je ne pourrais pas tous les avoir. Et puis, s'il veut ma peau, il pourra toujours demander a l'un de ses subalternes de m'abattre. Ce n'est pas a cause de Vania que je vais tout perdre. Ce serait lui accorder, la encore, un grand honneur. J'ai resiste a maman, j'ai resiste au froid, aux maladies, au centre d'isolement neuro-sensoriel, aux balles et aux obus, ce n'est pas pour mourir tue dans un commissariat pour une question de susceptibilite.

Sans me retourner j'arrive a articuler:

— Mmmh… Je ne sais pas. Peut-etre que je t'aime bien malgre tout, dis-je en tordant la bouche pour me forcer a prononcer ces mots.

Respirer. Respirer amplement. Il est plus facile d'attaquer un bastion tchetchene que de se retenir de pulveriser mon ex-ami. Allez, encore une derniere phrase:

— Content de t'avoir revu, Vania, ciao.

— Je t'aime, Igor, declame-t-il.

Je prefere ne pas me retourner.

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