Or, un guerrier pense davantage a faire du mal a ses ennemis qu'a se faire du bien a lui-meme ou a en faire a ceux qu'il aime.

A present, notre unique chance de retourner dans la matiere est de voler un corps. L'ideal, c'est de penetrer un corps momentanement deserte par son ame. C'est difficile, mais c'est possible. Dans les clubs de meditation transcendantale, il y a toujours des debutants qui decollent de travers et etirent trop leur cordon d'argent.

Si ca claque, il n'y a plus alors qu'a entrer en eux. Le probleme, c'est que nous sommes toujours des centaines d'ames errantes a cerner ces clubs et qu'il faut jouer des coudes pour se faufiler des qu'un corps se libere.

Autre provende de corps abandonnes: les drogues. Les drogues, c'est du pain benit. Ils sortent de leur corps n'importe quand n'importe comment, sans la moindre discipline, sans le moindre rituel, sans le moindre accompagnateur pour les proteger. Du nanan. Il suffit d'entrer.

Le seul probleme avec les depouilles de drogues, c'est qu'une fois dedans, on ne s'y sent pas tres bien. On est tout de suite en manque et, du coup, on ressort pour etre aussitot remplace par un autre fantome. Un vrai jeu de chaises musicales sauf que les sieges sont brulants et qu'on ne peut pas y rester assis tres longtemps.

Restent les accidentes de la route. Nous sommes comme des vautours, nous, les charognards des ames.

Parfois, une ame errante integre un corps d'accidente et il meurt quelques minutes plus tard a l'hopital. La guigne!

Donc, il faut denicher un corps en bon etat, vide parce que temporairement delaisse par un proprietaire sain. Pas facile.

En attendant, rien d'autre a faire qu'errer. Pour oublier un peu ma triste condition, je me lance dans une petite tournee de ces mediums qui percoivent nos voix. Je commence par Ulysse Papadopoulos, et la, qui vois-je? Venus. Venus Sheridan. L'idole de ma jeunesse. Elle veut par le truchement du Grec s'entretenir avec son ange gardien. Genial. J'arrive.

169. JACQUES. 25 ANS

Cedant aux pressions de mon editeur, je me rends au Salon du Livre de Paris pour une seance de dedicaces. Le Salon du Livre de Paris est devenu une tradition, une grande fete annuelle ou tous les auteurs se retrouvent et retrouvent leurs lecteurs.

Toute une foule se presse dans les allees, mais pour moi les clients sont rares. Je regarde le plafond, et j'ai l'impression de perdre un temps precieux que je pourrais mettre a profit en travaillant sur mon prochain ouvrage.

J'ai ecrit d'autres livres depuis Les Rats. Un sur le Paradis, un sur un voyage au centre de la Terre, un sur des gens qui savent utiliser les facultes inconnues de leur cerveau. En France, aucun n'a connu le succes. Rien qu'un petit bouche-a-oreille et de meilleures ventes en livre de poche. Mais mon editeur reste confiant car, en Russie, mon public me fait un triomphe.

J'attends. Quelques enfants s'approchent et l'un me demande si je suis celebre. Je reponds que non mais le gamin me tend quand meme un papier pour que j'y appose ma signature.

— Lui n'est pas connu mais, on ne sait jamais, il pourrait le devenir un jour, explique-t-il a son voisin.

Des badauds me prennent pour le libraire du stand et me reclament des titres d'autres auteurs. Une dame me demande ou se trouvent les lavabos. Je bats la semelle sur la moquette. Une hotesse installe Auguste Merignac. Nous avons tous deux le meme age, mais guere la meme prestance. Veste de tweed, foulard de soie, Merignac en impose encore plus que la fois ou je l'avais vu a la television. A peine Merignac s'est-il assis qu'un attroupement se forme et qu'il commence a signer a tour de bras.

Je guette desesperement un «lecteur a moi», comme un pecheur attend qu'un poisson morde a l'hamecon ou il a oublie d'accrocher l'appat, tandis que son voisin remplit son epuisette. On s'empresse tant autour de Merignac que, pour ne plus perdre de temps a repondre aux salutations, il enfile un casque de baladeur tout en signant machinalement les pages de garde sans la moindre dedicace.

Comme par hasard l'essentiel de son public est constitue de jeunes filles. Certaines deposent discretement sur sa table leur carte de visite avec leur numero de telephone. Celles-la, il condescend a leur jeter un regard pour voir si elles meritent le detour.

Soudain, comme pris d'une fatigue au poignet, il fait signe a l'hotesse qu'il s'arretera la pour aujourd'hui. Il repousse sa chaise, se leve sous les murmures de deception de celles qui ont attendu en vain et, a ma grande surprise, se dirige vers moi.

— On marche pour discuter un peu? Ca fait un moment que j'ai envie de discuter avec toi, Jacques.

Auguste Merignac me tutoie!

— D'abord, je dois te dire merci, et ensuite tu me diras merci.

— Et pourquoi donc? dis-je en lui emboitant le pas.

— Parce que je t'ai pique l'idee principale de ton livre sur le Paradis pour en faire la matiere de mon prochain roman. Je t'avais d'ailleurs deja emprunte toute la structure des Rats pour ecrire Mon bonheur.

— Quoi, Mon bonheur, c'est un plagiat de mes Rats?

— On peut voir ca comme ca. J'ai transpose ton intrigue «rats» dans le monde des humains. Deja ton titre ne valait rien, le mot «rat» fait fuir tout le monde, alors que chez moi, il y a «bonheur». Ton livre souffrait, en plus, d'une mauvaise couverture mais ca, c'est la faute de ton editeur. Tu devrais venir chez le mien. Il te vendrait mieux.

— Vous osez m'avouer sans vergogne que vous me volez mes idees!

— Voler, voler… Je les ai reprises et j y ai rajoute du style. Chez toi, tout est trop concentre. Il y en a tellement, des idees, que le public ne peut pas suivre.

Je me defends:

— J'essaie d'etre le plus simple et le plus direct possible.

Merignac sourit gentiment:

— La mode litteraire actuelle ne va pas dans ce sens. J'ai donc mis au gout du jour un roman qui n'etait pas de son temps. Tu devrais considerer mes emprunts comme un hommage et non comme un vol…

— Je… je…

Le jeune homme cheri des jeunes filles me considere avec commiseration.

– Ca ne t'ennuie pas que je te tutoie? me demande-t-il tardivement. Ne t'imagine pas que ma gloire t'etait due. Tu n'as pas reussi parce que tu n'etais pas destine a reussir. Meme si tu avais redige Mon bonheur mot pour mot, tu n'aurais pas obtenu davantage de succes parce que toi, tu es toi, et moi, je suis moi.

Il me prend le coude.

— Deja tel quel, avec ton succes confidentiel, tu deranges. Tu enerves les scientifiques parce que tu

parles des sciences sans etre specialiste. Tu enerves les croyants parce que tu parles de spiritualite sans te revendiquer de la moindre chapelle. Enfin, tu enerves les litteraires parce qu'ils ne savent pas dans quelle categorie te ranger. Et ca c'est redhibitoire.

Merignac interrompt sa marche pour mieux me regarder.

— Maintenant que je t'ai en face de moi, je suis convaincu que tu as toujours du enerver tout le monde. Les profs a l'ecole, les copains et meme ta famille… Et tu sais pourquoi tu enerves tellement? Parce qu'on sent que tu as envie que les choses changent.

Je veux parler, me defendre, mais n'y arrive pas. Les mots se coincent dans ma gorge. Comment cet etre que j'ai toujours considere comme sans interet m'a-t-il si bien compris?

— Jacques, tes idees sont d'une belle originalite. Alors, accepte qu'elles soient reprises par quelqu'un qui dispose du pouvoir de les faire vivre aupres d'un large public.

Je m'etouffe.

— Vous croyez que je ne reussirai jamais?

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