bureau ressemble a un laboratoire. Tu ne vas quand meme pas soutenir que tu utilises ces schemas de cathedrales, ces rebuts de pate a modeler…

Elle me traite de cingle et se hausse sur la pointe des pieds pour m'embrasser.

Avec Ghislaine je me sens bien, mais il manque cependant a notre couple la dimension qui lui permettrait de durer. On commence a s'ennuyer. Passe l'emerveillement de vivre avec un adulte qui se comporte comme un enfant, Ghislaine s'apercoit surtout qu'elle pratique un metier difficile et mal paye, comparativement a moi.

Les enfants qu'elle soigne lui prennent beaucoup de son energie. Ils sont deja tellement traumatises par la vie qu'ils ne sont pas tendres avec elle. Ils se complaisent dans des attitudes de petits chiens abandonnes. Il y a les enfants battus, les enfants victimes d'inceste, les epileptiques, les asthmatiques… Comment Ghislaine pourrait-elle affronter des destinees si lourdes armee de son seul petit courage? Elle s'est fixe une mission au- dessus de ses forces.

Le soir elle me raconte quel patient est mort dans ses bras ce jour-la. Elle est bouleversee et je ne sais quoi faire pour la soulager du poids de sa peine.

— Peut-etre devrais-tu changer de metier, lui dis-je apres qu'elle eut pleure toute une nuit le deces d'un bambin epileptique.

Cette phrase ne me sera jamais pardonnee.

— C'est facile d'aider les gens sans les voir, les toucher, leur parler directement. C'est facile, c'est confortable, c'est sans risque!

— Tu ne veux pas que je reste a cote de chacun de mes lecteurs pour me tenir pret a discuter avec lui?

— C'est exactement ce que tu devrais faire! Tu as choisi ce metier pour fuir le monde. Enferme dans ta chambre en tete a tete avec ton ordinateur, tu rencontres qui? Ton editeur? Tes rares copains? Ce n'est pas ca, le monde. Tu vis dans une dimension imaginaire, un univers pueril qui n'existe pas, n'importe quoi pour ne pas grandir. Mais un jour le monde reel te rattrapera, mon monde, la ou je me debats avec mes malades, mes deprimes, mes agresses. Ce n'est pas avec tes bouquins que tu changeras quoi que ce soit a la misere, a la faim et aux guerres.

— Qui sait? Mes livres vehiculent des idees et ces idees sont destinees a modifier les etats d'esprit et les comportements.

Ghislaine ricane.

— Tes petites histoires sur les rats? Beau resultat! Les gens eprouveront de la compassion pour les rats alors qu'ils n'en ont meme pas pour leurs propres enfants.

La semaine suivante, Ghislaine me quitte. C'etait trop beau pour durer. Je me pose des questions. Mon metier est-il reellement immoral? Pour me remettre d'aplomb, le soir je vais voir Les Renards, le genre de film que d'habitude j'evite de mon mieux.

On y montre en long et en large tout ce qui interesse Ghislaine: des pauvres, des malades, des misereux et qui s'entretuent. Si c'est ca le reel, je prefere le cinema dans ma tete. Il y a quand meme la-dedans une actrice americaine sublime, Venus Sheridan, une merveille de naturel. On dirait qu'elle a ete toute sa vie femme soldat russe. Richard Cuningham, la vedette masculine, n'est pas mal non plus. Il est completement habite par son role.

Ce qui s'est passe en Tchetchenie est vraiment terrible, mais que puis-je y faire? Ajouter un nota bene a l'intention de mon lectorat russe: «S'il vous plait, faites l'amour et pas la guerre»?

Les mots que Ghislaine m'a lances a la tete ont sur moi un effet a retardement. Je n'arrive plus a ecrire. Je suis un etre pervers qui prend plaisir a ecrire des histoires bizarres alors que le monde entier souffre. Alors, militer a «Medecins du Monde «? Parcourir l'Afrique en vaccinant les enfants a tout va?

Je sens pointer une crise d'«aquoibonisme». Un remede, m'enfermer dans les W-C et faire le point. Est-ce mal d'ecrire? Est-ce mal de ne pas assister tous les miserables de par la planete? Est-ce mal de ne pas lutter contre les tyrans et les exploiteurs?

J'assume. J'envoie un cheque a une association caritative et je me remets a ecrire. J'aime tellement ecrire que je suis pret a payer pour m'y adonner en paix.

Mon editeur m'appelle.

— Ce serait bien que tu sortes de temps en temps, que tu acceptes des seances de dedicaces dans des librairies, que tu dines en ville pour rencontrer des journalistes…

— C'est necessaire?

— Indispensable. C'est meme par la que tu aurais du commencer. En plus, voir du monde, ca te donnera des idees pour ecrire. Fais un effort. Tu as besoin de la presse, des libraires, des contacts avec tes pairs, de frequenter les salons litteraires… Vivre en ermite, c'est te condamner a breve echeance.

Jusqu'ici Charbonnier a toujours ete de bon conseil. Mais de la a faire le singe dans des soirees mondaines, flute de Champagne a la main, a ecouter les derniers ragots de la profession…

D'accord pour les dedicaces dans les salons. Je ne compte guere la-dessus pour relancer ma carriere, mais peut-etre qu'au contact des gens qui s'interessent aux livres et aux ecrivains je comprendrai mieux pourquoi je ne parviens pas a toucher un plus large public en France.

Mona Lisa II me fixe, l'air de dire: «Enfin, tu te poses les bonnes questions.»

Je me rendors seul dans mon lit. Les draps sont froids.

164. IGOR. 25 ANS

— Igor, j'ai une merveilleuse nouvelle pour toi. Moi qui ai souhaite une bonne surprise, je sens qu'elle est la. Je ferme les yeux. Elle m'embrasse. Je lance un ballon d'essai:

— Tu es enceinte?

— Non, mieux.

Elle se serre contre moi, le sourire epanoui.

— Igor, mon ami, mon amour, tu es… gueri.

Une decharge electrique me foudroie la moelle epiniere.

— Tu plaisantes?

Je pose mon livre pres de moi et je devisage, affole, la physionomie radieuse de ma doctoresse.

— J'ai ici le resultat de tes dernieres analyses. Elles sont au-dela de toute esperance. Le cancer du nombril n'a qu'une duree de vie limitee. Ta guerison ouvre des voies nouvelles a la recherche medicale. Je pense que tu en es redevable aussi a l'amelioration de tes conditions de vie. Oui, ce doit etre ca, le cancer du nombril a des caracteristiques tres psychosomatiques.

Mes poumons me brulent. Dans ma bouche, ma salive s'asseche. Mes genoux s'entrechoquent. Tatiana m'entoure de ses bras et me serre.

— Mon amour, tu es gueri, tu es gueri, tu es gueri… C'est formidable! Je cours avertir l'equipe. On va faire une fete a tout casser pour marquer ton retour a la vie normale.

Et elle s'en va en dansant.

La «vie normale», je la connais. Je ne plais pas aux femmes. Les proprietaires refusent de me louer leur appartement sans fiches de paie. Les patrons ne veulent pas m'engager parce que pour eux tous les anciens des commandos sont des brutes. Et en ce qui concerne le poker, mon ami Piotr a mis ma tete a prix dans tous les bons casinos du pays.

Je n'ai jamais eu que deux refuges, l'hopital et Tatiana, et voila, ils me rejettent eux aussi. Il faut que je tue quelqu'un et que j'aille en prison. La, je la retrouverai, ma «vie normale». Mais en cohabitant a v e c Tatiana, j’ai perdu la rage. Elle m a donne le gout de la quietude, de la gentillesse, des livres, des discussions animees. Gueri, si ca se trouve, elle ne voudra meme plus me parler. Elle se trouvera un autre patient avec une maladie encore plus inedite que la mienne. Un phtysique de l'oreille ou un handicape des narines. Elle me chassera.

Depuis quelque temps, elle me bassine avec un type porteur d'un microbe inconnu. Elle couche surement deja avec lui.

Je me donne de grands coups de poing dans le ventre, mais je sais que ce fichu cancer n'en fait qu'a sa

Вы читаете L'Empire des anges
Добавить отзыв
ВСЕ ОТЗЫВЫ О КНИГЕ В ИЗБРАННОЕ

0

Вы можете отметить интересные вам фрагменты текста, которые будут доступны по уникальной ссылке в адресной строке браузера.

Отметить Добавить цитату