suicides collectifs, ces croisades ont permis peu a peu aux estivaux de prendre pied sur les trois autres continents ou ils ont institue des «zones liberees» qui tres lentement grandissent en grignotant les autres territoires. Les croisades se deroulent durant les periodes chaudes car leur adaptation a la canicule favorise les estivaux.
Le sacrifice est considere comme une valeur essentielle de la culture estivale. Tous les estivaux doivent etre capables de se sacrifier pour le rayonnement de leur Commandeur. Devise: «Plus vous souffrirez ici-bas, mieux vous serez recompenses au paradis.»
Malgre la volonte de neutralite des automnaux et des printaniers, les quatre continents sont en permanence en conflit plus ou moins larve. Les estivaux et les hivernaux sont officiellement en guerre, les automnaux et les printaniers se chargeant de faire pencher alternativement la balance d'un cote ou de l'autre. Le plus souvent, ce sont les conditions meteorologiques qui decident du vainqueur.
L'ellipse de Rouge etant plus large que celle de la Terre, les saisons y sont plus longues. Au lieu de durer trois mois, elles s'etendent sur cinquante ans. D'ou des annees de soixante-treize mille jours, au lieu de trois cent soixante-cinq.
Le demi-siecle d'ete profite aux estivaux et contraint les hivernaux a demeurer terres. De meme les cinquante ans d'automne beneficient aux automnaux, les cinquante ans de printemps aux printaniers et les cinquante ans d'hiver aux hivernaux.
A chaque saison qui le favorise, le peuple concerne tente de s'imposer une fois pour toutes. Chacun aimerait avoir le pouvoir d'arreter le temps et de fixer le climat sur la periode a laquelle il est adapte. Mais, inexorablement, le temps s'ecoule et contraint les detenteurs momentanes du leadership mondial a laisser la place aux suivants.
Zoz nous invite a continuer a descendre vers Rouge pour voir les capitales des quatre continents. Celle des hivernaux a ete construite en altitude, tout en haut d'une montagne. On distingue peu de formes au sol puisque les gens vivent retranches dans des galeries souterraines climatisees ou ils circulent a la lumiere de neons. Pour les femmes, la mode est aux minijupes et aux seins exhibes au travers de decoupes dans les chemisiers et les vestes, le tout ressemblant beaucoup aux vetements qui prevalaient sur Terre a l'epoque minoenne en Crete.
Le mode de locomotion des hivernaux est un metro dont les rames desservent tous leurs quartiers.
Les automnaux ont construit leur capitale sur un plateau rocailleux qu'ils ont couvert de gratte-ciel. Leurs rues sont obstruees par des embouteillages monstrueux. Ici l'automobile regne en maitre. Les gens sont tres nerveux. La mode est aux vetements moulants fabriques dans une matiere plastique commode pour la course a pied et la pratique des sports en general.
Les printaniers ont erige leur capitale dans une vallee entouree de champs cultives aux fleurs mauves. Leurs maisons sont des demi-spheres de ciment. Les habitants se pressent sur de grands marches ou le commerce est florissant. Les fermieres arborent de grandes jupes pleines de poches ou elles entassent le produit de leurs courses. Il y a de nombreux jardins et beaucoup de circulation dans les rues. Le mode de locomotion des printaniers est a base d'attelages tires par des quadrupedes ressemblant a des tapirs.
La capitale des estivaux s'etale au milieu d'une oasis. Les multiples plates-formes de l'immense palais du Commandeur surplombent les residences de ses epouses et des membres de sa famille qui sont souvent ses ministres. Tout autour, les casernes militaires des «volontaires de la mort», lesquelles servent d'abris a la fois a l'armee, a la police et aux redoutables services secrets. Des prisons surpeuplees longent les casernes.
Vient ensuite la ville proprement dite. Les batisses sont de plus en plus delabrees. Les quartiers peripheriques respirent la misere.
— C'est ici, nous confie Zoz, que le Commandeur recrute l'essentiel de ses «volontaires de la mort» pour ses guerres. Le Commandeur a persuade les plus pauvres que leur misere etait due a l'arrogance des hivernaux. Si bien que les estivaux vivent soudes dans la haine des montagnards.
Dans la capitale estivale tout le monde circule a pied. Pour les hommes et pour les femmes, la mode est au treillis militaire. Les femmes ont le visage marque de motifs compliques peints a meme la peau…
Freddy s'enquiert s'il y a des juifs sur Rouge.
— Juifs?
Zoz ignore le mot. Le rabbin lui explique tant bien que mal a quoi le terme pourrait correspondre. Zoz est intrigue. Il repond qu'il existe en effet une tribu nomade dotee d'une culture ancienne et qui vit disseminee sur les quatre continents.
— Comment se nomme ce peuple?
— Les relativistes, parce que leur religion est le «relativisme».
Elle pretend que les verites sont multiples et qu'elles changent selon le temps et l'espace. Politiquement, cette croyance agace les autochtones. Les quatre blocs sont tous assures de detenir la verite unique et considerent les relativistes comme autant de fauteurs de troubles. Ainsi, tous, lors de periodes de croissance, se sont livres a des persecutions a leur encontre afin de renforcer le nationalisme ambiant. Lorsque les relati-vistes sont persecutes, c'est toujours un signe precurseur d'une confrontation entre deux blocs.
Freddy se tait, soucieux. Je sais ce qu'il pense. Il se demande si l'espece humaine terrestre ou extraterrestre n'aurait pas ou qu'elle soit une grille de roles sociaux liee a des peuples.
— Les relativistes ont subi des persecutions, dit Zoz. Plusieurs fois, nous avons cru qu'ils allaient dis paraitre completement. Mais regulierement, les survivants ont mute en rendant leur culture de plus en plus relativiste.
Raoul a soudain une intuition:
— Peut-etre que les juifs ou les relativistes sont comme les truites dans les filtrages d'eau douce.
— Les truites? s'etonne le rabbin.
— Bien sur, dans les systemes de filtrage d'eau douce on met des truites parce que ce sont les animaux les plus sensibles a la pollution. Des qu'il y a un produit toxique, les truites sont les premiers poissons a mourir. C'est une sorte de signal d'alerte.
— Je ne vois pas le rapport.
— Les juifs, par leur paranoia due aux persecutions passees, sont plus sensibles. Du coup, ils reagissent plus rapidement aux totalitarismes montants. Ensuite, c'est un cercle vicieux. Parce que les tyrans savent que les juifs vont les detecter les premiers, ils essaient de s'en debarrasser avant.
Marilyn Monroe enchaine:
— Raoul a raison. Pour les nazis, les juifs etaient de dangereux gauchistes. Pour les communistes, c'etaient d'arrogants capitalistes. Pour les anarchistes, c'etaient des bourgeois decadents. Pour les bourgeois, des anar chistes destabilisants. Il est etonnant que des qu'un pouvoir centralise et hierarchise s'installe, quelle que soit son etiquette, il commence par persecuter les juifs. Nabuchodonosor, Ramses Il, Neron, Isabelle la Catho lique, Saint Louis, les tsars, Hitler, Staline… Intuitivement les chefs totalitaires savent que, la ou il y a des juifs, il y a des individus difficiles a endoctriner car leur pensee est nee il y a cinq mille ans et est basee non pas sur le culte d'un chef guerrier charismatique mais sur un livre d'histoires symboliques.
Freddy hesite. J'essaie d'enfoncer le clou:
— C'est peut-etre aussi parce qu'ils sont les «truites detectrices de totalitarisme» qu'ils ont survecu. Apres tout, c'est le seul peuple de l'Antiquite qui ait garde presque intacte sa culture alors que tous les grands empires, egyptien, romain, grec, hittite, mongol, qui ont tente l'experience totalitaire et qui les ont persecutes ont disparu. Cette culture a un role a jouer.
— Comme toutes les cultures ont leur role. Les Japonais, les Coreens, les Chinois, les Arabes, les Tsiganes, les Amerindiens, tous ceux qui ont survecu jusqu'a nos jours ont donc une fonction precise dans la masse humaine. Et il faut maintenir cet equilibre delicat entre elles.
Zoz est amuse par nos theories. Freddy demande a voir les temples relativistes et nous allons visiter l'un de ces endroits etranges. Ici pas de statues, pas d'extravagances. Par leur sobriete les temples relativistes font aussi penser aux temples protestants.
Zoz nous emmene ensuite sur un terrain de combat ou les armees estivales luttent contre les armees hivernales. Au debut les robots hivernaux ont le dessus mais, submerges par la masse des enfants kamikazes qui se font sauter au milieu de leurs ennemis, les robots sont decimes.
— He oui! pour l'instant les humains ont encore le dessus sur les machines, signale notre guide.
Deja, des vagues d'enfants, portant des explosifs dans des sacs a dos, se precipitent sur les fortins hivernaux proteges par des tourelles a tir automatique.
Est-ce cela l'avenir de la guerre?
Un ange d'un rose plus lumineux volette vers Zoz, sans doute son instructeur personnel, l'«Edmond Wells»