declinant. Juste au moment ou vous avez l’impression qu’un trou commence a se percer dans vos retines, vous fermez les yeux et vous meditez sur le spectre de couleurs qui affluent du disque solaire. Vous vous concentrez pour faire entrer ce flux dans votre corps, en commencant par les paupieres, les sinus, les couloirs nasaux, la gorge et la poitrine. Puis le rayonnement solaire est cense s’installer dans le c?ur, ou il produit une chaleur et une lumiere generatrices de vie. Quand nous serons de vrais adeptes, nous serons parait-il capables de canaliser cette energie interieure vers n’importe quelle partie du corps qui nous semblera necessiter un apport de vigueur special — les reins, le pancreas, les parties genitales, ou n’importe quoi. C’est ce que les fraters accroupis dans la position speciale non loin de nous sur la colline doivent etre en train de faire maintenant. Quelle est la valeur de cette operation, cela depasse mes capacites d’en juger. Je ne vois pas en quoi ca peut avoir une valeur quelconque, scientifiquement, mais, comme Eli ne cesse de le repeter depuis le debut, la vie represente plus que ce que ne dit la science, et si les techniques de la longevite reposent sur une reorientation metaphorique et symbolique du metabolisme conduisant a un changement empirique des mecanismes somatiques, alors peut-etre est-il d’une importance vitale pour nous que nous buvions le souffle du soleil. Les fraters ne nous ont pas montre leur certificat de naissance ; nous devons apporter dans cette operation, comme nous le savions, une foi totale et aveugle.
Une fois le soleil couche, nous nous rendons dans l’une des plus grandes salles a ciel ouvert pour y remplir notre derniere obligation de la journee : la seance de culture physique, en compagnie de frater Bernard. D’apres le
Quand frater Bernard juge que nous avons atteint l’etat de grace, nous commencons les contorsions. Jusqu’ici, les exercices ont ete differents chaque soir, comme s’il les extirpait d’un repertoire inepuisable elabore au cours de mille siecles. Assis jambes croisees, talons au sol, mains croisees sur la tete, touchez le sol cinq fois rapidement avec vos coudes. (Ouf !) La main gauche sur le genou gauche, levez la droite au-dessus de la tete et respirez profondement dix fois. Repetez avec la main droite sur le genou droit, la main gauche en l’air. Maintenant les deux mains au-dessus de la tete, secouez vigoureusement la tete de haut en bas jusqu’a ce que vous commenciez a voir des etoiles derriere vos paupieres closes. Mettez-vous debout, mains aux hanches, inclinez- vous violemment sur le cote, jusqu’a ce que votre tronc fasse un angle de quatre-vingt-dix degres, d’abord a gauche, ensuite a droite. Tenez-vous sur une jambe, portez l’autre genou au menton. Sautez comme un fou sur un pied. Et ainsi de suite, y compris un grand nombre de choses que nous ne sommes pas encore assez souples pour reussir — le pied derriere la tete ou les bras replies en position inverse, ou se lever et s’asseoir avec les jambes croisees, etc. Nous faisons de notre mieux, ce qui n’est jamais assez pour satisfaire frater Bernard ; sans prononcer une parole, il nous rappelle, par la souplesse de ses propres mouvements, le grand but que nous poursuivons. Je suis pret a apprendre, n’importe quand maintenant, qu’afin d’acceder a la vie eternelle il est absolument indispensable de maitriser l’art d’enfoncer son coude dans sa bouche ; et si vous ne savez pas le faire, desole, mon ami, mais vous etes condamne a vous dessecher au bord du chemin.
Frater Bernard nous conduit au bord de l’epuisement. Lui-meme ne manque pas un seul mouvement de ce qu’il nous demande, et il ne montre pas le plus petit signe de fatigue. Le meilleur d’entre nous a cette calisthenie est Oliver, et le plus mauvais est Eli. Mais ce dernier fait preuve d’un enthousiasme jamais decourage qui merite l’admiration.
Quand enfin il nous laisse partir, apres quatre-vingt-dix minutes d’exercice environ, le reste de la soiree nous appartient, mais nous ne profitons pas de notre liberte. A ce stade, nous sommes bons pour nous laisser tomber dans notre lit, car bientot, bien trop tot, retentira a notre porte le toc-toc-toc joyeux de frater Franz. Et nous plongeons dans un sommeil profond. Jamais jusqu’a present je n’avais dormi de cette facon.
Tel est notre emploi du temps quotidien. Cela a-t-il un sens ? Sommes-nous en train de rajeunir ? Ou de vieillir ? La promesse miroitante du
XXIX
TIMOTHY
Cet apres-midi, tandis qu’on grattait des barriques de merde de poule par une temperature de trente-trois degres, j’ai decide que j’en avais ma claque. La plaisanterie avait trop dure. Les vacances venaient de se terminer, de toute facon ; je voulais foutre le camp. J’en avais eu envie depuis mon arrivee ici, bien sur, mais, pour faire plaisir a Eli, je n’avais rien dit. Maintenant, je ne peux plus tenir. J’ai decide d’aller lui parler avant le diner, pendant la periode de repos.
Quand nous sommes revenus des champs, j’ai pris un bain rapide et je suis alle jusqu’a la chambre d’Eli. Il etait encore dans son bain, j’entendais l’eau couler. Il chantait de sa voix basse monotone. Il sortit enfin, tout en se sechant.
Le sejour ici lui avait profite : il s’etait epaissi et muscle. Il m’adressa un sourire glacial.
— Qu’est-ce que tu fais ici, Timothy ?
— Juste une petite visite.
— C’est la periode de repos. Nous sommes supposes rester seuls.
— Nous sommes toujours supposes rester seuls, sauf quand nous sommes avec eux. On ne peut plus parler ensemble en prive.
— Ca fait partie du rituel, evidemment.
— Ca fait partie du jeu, de ce foutu jeu qu’ils sont en train de jouer avec nous, Eli. Ecoute, je te considere comme un frere. Personne ne peut m’empecher de te parler quand j’en ai envie.
— Mon frere le
— Ou sommes-nous ? Dans une putain de prison ?
— C’est un monastere. Un monastere qui a ses regles, et, en venant ici, nous avons accepte de nous y soumettre. — Il soupira : — Veux-tu t’en aller, s’il te plait, Timothy ?
— C’est de ces regles que je veux te parler, Eli.
— Ce n’est pas moi qui les ai faites. Je ne peux pas t’en exempter.
— Laisse-moi parler, Eli. Tu sais, les aiguilles continuent de tourner pendant que nous jouons au Receptacle. Bientot, on s’etonnera de notre disparition. Nos familles s’apercevront qu’elles n’ont pas de nouvelles. Quelqu’un decouvrira que nous ne sommes pas retournes a l’universite apres les vacances.
— Et alors ?