Je ne m’etais pas du tout fait mal, mais cette partie du terrain avait ete genereusement irriguee la nuit precedente, et etait encore boueuse. J’atterris dans un endroit visqueux, spongieux, et il y eut un bruit de succion horrible quand je me relevai. Mon pantalon etait dans un etat lamentable — le fond de culotte etait tout mouille et tache de boue. Rien de bien grave, naturellement, quoique la sensation d’humidite collante contre ma chair me fut extremement desagreable. Frater Franz accourut aussitot pour voir si je ne m’etais pas fait mal, et je le rassurai tout en lui montrant l’etat de mon pantalon. Je lui demandai si je pouvais rentrer me changer, mais il sourit en secouant la tete et declara que c’etait tout a fait inutile. Je n’avais qu’a enlever le vetement et le suspendre a une branche, et le soleil le secherait en une demi-heure. Au fait, pourquoi pas ? Ca m’etait completement egal de me balader a poil, et, de toute facon, quels regards indiscrets pouvais-je craindre ici, au milieu du desert ? Je laissai donc glisser le pantalon visqueux et le disposai sur une branche, puis j’essuyai la boue qui collait a mon arriere- train et me remis au travail.

Il y avait seulement vingt minutes que le soleil s’etait leve, mais il etait deja assez haut et la temperature, qui avait du descendre autour de dix pendant la nuit, grimpait rapidement vers des regions plus elevees du thermometre. Je sentais la chaleur sur ma peau nue, la transpiration commencait a couler en ruisseaux le long de mon dos, mes fesses, mes jambes, et je me disais que c’est comme ca qu’il faudrait toujours travailler dans les champs quand il fait chaud, il n’y a rien de plus sain que d’etre nu au soleil, pourquoi s’encombrer d’un morceau de chiffon moite alors que c’est si simple ainsi. Plus j’y pensais, et plus je me disais que c’est ridicule de porter des vetements. Du moment qu’il fait chaud et que la vue de votre corps n’offense personne, pourquoi donc se couvrir ? Bien sur, il y a des tas de gens qui ne sont pas tellement beaux a voir, et peut-etre qu’il est preferable pour eux qu’ils restent habilles. Mais les autres. Moi, j’etais bien content d’etre debarrasse de ce pantalon plein de boue. Et puis, on etait entre hommes, quoi.

Tout en travaillant au milieu des poivrons, transpirant sainement, ma nudite me rappela l’epoque, il y a des annees de cela, ou je decouvris mon corps et celui des autres. Je suppose que c’est la chaleur qui remua en moi ce ferment de memoire, ces images derivant librement dans ma tete, ce nuage de reminiscences brumeuses. Pres du torrent, un apres-midi torride de juillet, j’avais… combien… onze ans ? Oui, c’etait l’annee ou mon pere etait mort. J’etais avec Jim et Karl, mes copains, mes seuls vrais copains. Karl, douze ans, Jim, mon age, et nous etions a la recherche du chien de Karl, un batard, qui s’etait sauve le matin. Nous suivions sa trace, comme Tarzan, remontant le lit du torrent, trouvant une crotte par-ci, une flaque au pied d’un tronc d’arbre par-la, jusqu’a ce que nous ayons fait deux kilometres, trois kilometres pour rien, et que la transpiration ait completement trempe nos habits. Nous etions a hauteur de la partie la plus profonde du cours d’eau, juste derriere la ferme Madden, la ou c’est assez profond pour se baigner. Karl proposa : « Allons nager », et je lui dis : « Mais on n’a pas apporte les maillots » ; et tous les deux se mirent a rire en commencant a enlever leurs vetements. Bien sur, je m’etais deja trouve nu devant mon pere et mes freres, et j’etais meme alle nager a poil une fois ou deux, mais j’etais encore si conventionnel, si soucieux de la bienseance, que l’exclamation m’avait echappe sans que je le veuille. Je me deshabillai quand meme. Nous laissames nos vetements sur la berge, et nous marchames sur les pierres branlantes jusqu’au milieu du cours d’eau ou c’etait profond, Karl d’abord, ensuite Jim, et puis moi. Nous plongeames, nous nous ebrouames pendant vingt minutes environ, et en sortant, naturellement, comme nous etions mouilles et que nous n’avions pas de serviette, nous nous allongeames sur l’herbe pour nous secher. C’etait la premiere fois que je faisais ca, rester nu en plein air avec d’autres personnes, sans qu’il y ait de l’eau pour cacher mon corps. Et nous nous regardames. Karl, qui avait un an de plus que Jim et moi, avait deja commence a se developper, ses couilles etaient plus grosses et il avait une grosse touffe de poils la. J’avais des poils, moi aussi, mais pas beaucoup, et, comme ils etaient blonds, ca ne se voyait pas tellement. Karl etait tellement fier qu’il bombait le ventre. Je vis qu’il me regardait, lui aussi, et je me demandais ce qu’il devait penser. Il critiquait ma queue, sans doute parce qu’elle etait trop petite, c’etait la queue d’un petit garcon et la sienne etait celle d’un homme. Mais c’etait bon quand meme d’etre au soleil, de sentir la chaleur du soleil sur sa peau, en train de se secher, en train de se bronzer le ventre la ou c’etait blanc comme du lait. Et puis, tout a coup, Jim a pousse une sorte de hurlement et a ramene ses genoux l’un contre l’autre en couvrant son bas-ventre de ses deux mains. Je tournai la tete et je vis Sissy Madden, qui devait avoir seize ou dix-sept ans a l’epoque. Elle etait sortie pour faire prendre un peu l’air a son cheval. Son apparition est encore presente dans ma memoire : une adolescente un peu boulotte, avec de longs cheveux roux, des taches de rousseur, un short marron serre, un polo blanc qui etait litteralement sur le point d’eclater sous la pression de ses seins enormes et elle etait sur sa jument rouanne, et elle nous regardait en rigolant. Nous nous sommes releves tant bien que mal, Karl, Jim et moi, un, deux, trois, et nous nous sommes mis a courir comme des fous, en zigzaguant n’importe ou, dans l’espoir de trouver un endroit ou Sissy Madden ne pourrait plus voir notre nudite. Je me rappelle la necessite, l’urgence d’echapper au regard de cette fille. Mais il n’y avait pas d’endroit ou se cacher. Les seuls arbres etaient derriere nous, a l’endroit ou nous nous etions baignes, mais Sissy Madden etait la. Devant, il n’y avait que des broussailles et de l’herbe, pas assez haute. Nous etions incapables de reflechir. Je courus sur cent ou deux cents metres, me meurtrissant les pieds, mettant le plus d’espace possible entre elle et moi. Ma petite verge battait mon ventre — je n’avais jamais couru nu avant, et j’etais en train d’en decouvrir les inconvenients. Finalement, je me laissai tomber a terre, le visage dans l’herbe, recroqueville sur moi-meme, me cachant a la maniere d’une autruche, si grande etait ma honte. Je dus rester ainsi un bon quart d’heure, et, finalement, j’entendis un bruit de voix et je realisai que Jim et Karl etaient en train de me chercher. Prudemment, je me mis debout. Ils s’etaient rhabilles, et Sissy n’etait nulle part en vue. Je dus retourner tout nu jusqu’au cours d’eau pour recuperer mes vetements. J’eus l’impression de faire des kilometres, et j’avais honte de marcher nu a cote d’eux alors qu’ils etaient tout habilles. Quand j’eus mis mes vetements, je leur tournai le dos.

Quatre jours plus tard, je rencontrai Sissy Madden dans le hall du cinema. Elle parlait avec Joe Falkner, et, quand elle m’apercut, elle me fit un sourire et un clin d’?il. J’avais envie de rentrer sous terre pour me cacher. Sissy Madden m’a tout vu, me disais-je, et ces cinq mots ont du retentir dans ma tete un million de fois au cours du film, de sorte que je n’arrivais meme pas a suivre l’histoire.

Mais la honte que j’avais ressentie a onze ans, cet embarras cause par une virilite a moitie formee, disparut bien vite. Je me formai, je me developpai physiquement, je devins fort, et il n’y avait plus de raison pour que j’aie honte de mon corps. Il y eut encore de nombreuses baignades, et plus jamais je ne me plaignis d’avoir oublie mon maillot. Parfois, il y avait meme des filles avec nous, et toute la bande se baignait a poil, quatre filles et cinq types, peut-etre, nous deshabillant poliment derriere des arbres differents, les garcons d’un cote et les filles de l’autre, mais ensuite tous ensemble courant comme des fous vers l’eau, queues et nenes se balancant en rythme. Et dans l’eau on voyait tout tres bien quand elles sautaient. Plus tard, nous nous accouplions, a treize, quatorze ans, faisant nos premieres armes maladroites dans le baisage. Je me souviens de ma stupefaction la premiere fois que j’ai vu le corps d’une fille, si blanc, si vide entre les jambes. Et leurs hanches beaucoup plus larges que les notres, et leurs fesses plus grosses et plus douces, comme des coussins roses. Toutes ces baignades a poil me faisaient penser souvent a Sissy Madden, et je me moquais de ma propre pudeur stupide. Specialement la fois ou Billie Madden est venue nager avec nous. Elle avait notre age, mais elle ressemblait beaucoup a sa grande s?ur, et j’eus le sentiment, tandis que j’etais la, nu au bord du torrent a regarder Billie, a regarder ses taches de rousseur qui descendaient jusque dans la vallee separant ses seins lourds, ses fossettes modelant son gros derriere, j’eus le sentiment que toute la honte que j’avais eprouvee des annees auparavant avec Sissy Madden etait annulee, que la nudite de Billie nous faisait quittes, les s?urs Madden et moi, et que tout cela n’avait plus aucune espece d’importance.

Je repensais a tout cela en arrachant les mauvaises herbes dans le carre de poivrons des fraters, mon cul nu rechauffe par les rayons du soleil ascendant. Je repensais aussi a d’autres choses enfuies au creux de ma memoire, d’anciens evenements sombres et deplaisants, que je n’avais aucune envie d’exhumer de l’enchevetrement de mes souvenirs. D’autres occasions ou j’avais ete nu en compagnie d’autres personnes. Des jeux d’enfants, pas toujours tellement innocents. Des images non desirees affluaient comme une source de printemps. Je n’osais plus bouger. J’etais parcouru par des vagues de peur. Muscles tendus, le corps luisant de transpiration. Et soudain j’eus conscience de quelque chose qui me fit honte. Je sentais une pulsation familiere, je sentis quelque chose en bas commencer a gonfler et se dresser, et je baissai les yeux, oui, pas de doute, j’etais en erection. J’aurais voulu mourir. J’aurais voulu me jeter contre terre. C’est comme le jour ou Sissy Madden nous avait vus nager et que j’avais du retourner tout nu au torrent alors que Jim et Karl etaient habilles a cote de moi, et je ressentis a nouveau la honte d’etre nu a cote de personnes habillees. Ned, Eli et Timothy avaient leur pantalon sur eux, et les fraters aussi, et moi j’etais nu, et je m’en fichais completement jusqu’a ce que ca se produise ; mais, maintenant, je me sentais aussi expose aux regards que si je passais sur l’ecran de la television.

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