— Combien de temps allons-nous rester ici ?

— Jusqu’a ce que nous obtenions ce que nous sommes venus chercher.

— Tu crois toutes ces conneries qu’ils nous racontent ?

— Tu crois encore que ce sont des conneries, Timothy ?

— Je n’ai rien vu ni entendu qui soit de nature a me faire changer d’opinion.

— Et les fraters ? Quel age crois-tu qu’ils ont ?

Je haussai les epaules. « Soixante. Soixante-dix. Quelques-uns peut-etre quatre-vingts ans passes. Ils menent une vie saine, pleine de bon air, d’exercice, de regimes etudies. Ils se maintiennent en forme. »

— Je pense que frater Antony a au moins un millier d’annees, fit-il.

Sa voix etait froide, agressive, provocatrice. Il me defiait de lui eclater de rire au nez, et je ne le pouvais pas.

— Peut-etre qu’il est bien plus vieux que ca, continua Eli. C’est pareil pour frater Miklos et frater Franz. Je ne pense pas qu’il y en ait un seul parmi eux qui ait moins de cent cinquante ans.

— Magnifique !

— Qu’est-ce que tu veux, Timothy ? Tu veux t’en aller ?

— J’y ai songe.

— Tout seul ou avec nous ?

— De preference avec vous. Tout seul si necessaire.

— Oliver et moi, nous ne partons pas, Timothy. Et je crois que Ned reste aussi.

— Dans ce cas, il ne me reste plus qu’a agir tout seul.

— C’est une menace ?

— C’est une constatation.

— Tu sais ce qui risque de nous arriver si tu pars.

— Tu as reellement peur que les fraters n’executent les conditions du serment ? demandai-je.

— Nous avons jure de ne pas partir. Ils ont dit quel etait le prix, et nous avons ete d’accord. Je ne sous- estimerais pas leur capacite a nous le faire payer si nous leur en donnions l’occasion.

— Connerie ! C’est une bande de vieillards ! Que l’un d’entre eux vienne me chercher, et je le casse en deux. Avec une main.

— Peut-etre le ferais-tu. Mais nous, peut-etre pas. Voudrais-tu avoir notre mort sur la conscience, Timothy ?

— Laisse-moi tomber avec tes salades melodramatiques. Je suis libre. Regarde les choses d’un point de vue existentiel, comme tu nous as toujours demande de le faire. Nous faconnons notre propre destin, Eli. Chacun suit son propre chemin. Pourquoi serais-je lie a vous trois ?

— Tu as prete volontairement serment.

— Je peux me retracter.

— D’accord. Retracte-toi. Fais tes valises et fous le camp !

Il etait tranquillement allonge sur son lit, tout nu, et il me regardait froidement. Je ne lui avais jamais vu un air aussi determine, aussi sur de soi. Soudain, il avait trouve une cohesion formidable. Ou bien il avait en lui un demon. Il reprit :

— Eh bien ! Timothy ? Tu es libre ! Personne ne t’arrete ! Tu peux etre a Phoenix avant le coucher du soleil.

— Je ne suis pas si presse. Je voulais discuter de ca avec vous trois, afin d’arriver a un arrangement rationnel. Personne ne matraquant personne, mais tout le monde se mettant d’accord pour…

— Nous etions tous d’accord pour venir ici, Timothy. Nous etions d’accord pour courir notre chance. Il est inutile d’en discuter davantage. Tu peux partir quand tu veux, sans oublier, bien sur, qu’en faisant cela tu nous exposes a certains risques.

— C’est du chantage !

— Je sais. — Ses yeux lancerent des eclairs. — De quoi as-tu peur, Timothy ? Le Neuvieme Mystere ? Ca te fout la frousse ? Ou bien est-ce la possibilite de vivre reellement pour l’eternite qui te tracasse ? Crains-tu de ployer sous la terreur existentielle ? Siecle apres siecle, attache a la roue du karma, incapable de te liberer ? De quoi as-tu le plus peur, Timothy ? De vivre ou de mourir ?

— Espece de petit encule !

— Tu te trompes de porte ! Tourne a gauche, la deuxieme porte en remontant le couloir. Tu demanderas Ned.

— Je suis venu ici pour parler serieusement. Je ne veux pas de plaisanteries et je ne veux pas, de menaces ni d’insultes. Je veux seulement savoir combien de temps Ned, Oliver et toi vous comptez rester ici.

— Nous venons a peine d’arriver. C’est encore trop tot pour parler de partir. Voudrais-tu m’excuser, maintenant ?

Je sortis. Je n’arriverais a rien, nous le savions tous les deux. Et il m’avait fait mal, a des endroits que je ne savais pas jusqu’ici etre si vulnerables.

Au diner, il se comporta comme si je ne lui avais pas dit un mot.

Et maintenant ? Je reste sans rien faire a attendre la suite des evenements ? Seigneur ! je n’en peux plus, honnetement. Je ne suis pas fait pour la vie monastique — en laissant completement hors de question le Livre des Cranes et tout ce qu’il peut offrir. Il faut etre ne pour ce genre de chose. Il faut avoir la renonciation dans ses genes, et beaucoup de masochisme. J’aimerais leur faire comprendre ca, a Eli et a Oliver. Deux fous, deux cingles d’immortalite. Ils seraient capables de rester la dix ou vingt ans a enlever les mauvaises herbes, a s’echiner a faire leurs exercices, a fixer le soleil jusqu’a ce qu’ils deviennent a moitie aveugles, a respirer a fond et a manger de la puree poivree pour se convaincre que c’est comme ca qu’on acquiert la vie eternelle. Eli, qui m’a toujours paru instable et nevrose mais fondamentalement tres rationnel, semble avoir completement lache les pedales. Son regard etrange, fixe et vitreux, ressemble maintenant a celui d’Oliver. Un regard de psychotique. Un regard terrible. Quelque chose remue a l’interieur d’Eli. Il se fortifie de jour en jour. Pas seulement ses muscles, mais aussi une force morale, un dynamisme, une ferveur ; il est lance, et il vous fait comprendre que rien ni personne ne l’arretera tant qu’il n’aura pas eu ce qu’il veut. Parfois, j’ai l’impression qu’il se transforme en Oliver — une version plus petite, brune, poilue, yiddish, d’Oliver. Celui-la, comme d’habitude, il ferme sa gueule et travaille pour six, et il s’esquinte le soir pour faire encore mieux que le frater aux exercices. Meme Ned, il est en train d’attraper la foi. Plus de plaisanteries narquoises, plus de sourires en coin. Le matin, quand frater Miklos nous assomme avec ses discours seniles ou une phrase sur six est comprehensible, on voit Ned avec la mine rejouie d’un mome a qui on est en train de parler du pere Noel, et il se contorsionne pour mieux ecouter, et il transpire, il se ronge les ongles, il avale tout ca avec delectation. Mais oui, frater Miklos ! L’Atlantide, bien sur, et l’homme de Cro-Magnon, ben voyons ! Et les Azteques, et tout ce qui s’ensuit. Je crois, je crois, je crois ! Et ensuite le dejeuner, et la meditation sur le sol frais de notre chambre, chacun separement, et ensuite il faut ressortir et se crever pour les fraters dans leur putain de champ ! J’en ai marre ! Je ne peux pas en supporter plus. J’ai gache ma chance aujourd’hui, mais je retournerai parler a Eli, dans un jour ou deux, pour voir s’il est plus raisonnable. Bien que je n’aie pas tellement d’espoir.

Eli me fait un peu peur, a present.

Et je n’aurais pas voulu qu’il me dise ca, sur ce qui me fait le plus peur, le Neuvieme Mystere ou vivre eternellement. Je n’aurais pas voulu du tout qu’il me dise ca.

XXX

OLIVER

Petit accident pendant que nous travaillions aux champs ce matin avant le petit dejeuner. Je passais entre deux rangees de poivrons, et soudain mon pied nu heurta une grosse pierre coupante qui avait emerge du sol. Je sentis l’arete vive entamer la plante du pied, et je reportai le poids de mon corps sur l’autre jambe, vite, trop vite. Mon autre pied n’etait pas pret a recevoir le fardeau. Ma cheville commenca a plier. Je ne pouvais rien faire d’autre que me laisser tomber, comme on apprend a tomber sur le terrain de basket quand on est desequilibre et qu’on a le choix entre rouler a terre ou se dechirer tout un tas de ligaments. Je tombai donc, pataboum, sur le cul.

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