permettre de la gaspiller a faire pousser des cereales. Bon, une bourse pour une des universites de l’Ivy League. Bon, des notes mirobolantes en premiere annee de medecine. Je suis un grimpeur, LuAnn. Le diable me brule la queue, et il faut que j’aille toujours plus haut. Mais pour arriver a quoi ? Pour mener quarante ou cinquante annees d’une existence agreable, et ensuite au revoir et merci beaucoup ? Non, je n’accepte pas ca. La mort etait peut-etre assez bonne pour Beethoven ou Jesus, ou le president Eisenhower, mais, sans vouloir offenser personne, je suis different. Je ne peux pas simplement me coucher et me laisser partir. Pourquoi faut-il que ce soit si court ? Pourquoi faut-il que cela vienne si vite ? Pourquoi ne pouvons-nous pas boire l’univers ? La mort a plane autour de moi toute ma vie. Mon pere, il est parti a trente-six ans. Cancer de l’estomac. Un jour il s’est mis a tousser du sang, et il a dit : « Ha ! je crois que j’ai perdu du poids, recemment. » Dix jours plus tard, il ressemblait a un squelette, et, encore dix jours plus tard, il etait un squelette. Ils lui avaient accorde trente-six annees. Quelle sorte de vie est-ce la ? Quand il est mort, j’avais onze ans. Je possedais un chien. Il est mort, le museau gris, les oreilles flasques, la queue pendante, au revoir. J’avais des grands-parents, aussi, tout comme toi, quatre. Ils sont morts, un, deux, trois, quatre, visages tannes, pierres tombales dans la poussiere. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Il y a tant de choses que je voudrais voir, LuAnn. L’Afrique, l’Asie, le pole Sud, Mars et les planetes d’alpha du Centaure ! Je voudrais voir se lever le soleil le jour ou commencera le XXIe siecle, et le XXIIe aussi. Je suis gourmand ? Oui, je suis gourmand. J’ai tout cela, maintenant. J’ai tout cela a ma disposition, et cependant je dois tout perdre, comme tous les autres, mais je refuse de me resigner. C’est pourquoi je vais vers l’ouest avec le soleil du matin dans le retroviseur et Timothy qui ronfle a cote de moi, et Ned qui ecrit de la poesie sur le siege arriere tandis qu’Eli fait la tete a cause de cette fille que Timothy n’a pas voulu le laisser emmener. Et je pense tout cela pour toi, LuAnn, toutes ces choses que je ne saurais pas expliquer. Les Meditations sur la Mort d’Oliver Marshall. Bientot, nous arriverons dans l’Arizona. Alors, nous connaitrons la deception et les desillusions, et nous irons boire une biere en nous disant que depuis le debut c’etait visible que cette histoire etait une vaste fumisterie, et nous reprendrons la route vers l’est en meme temps que le processus de mort. Mais qui sait, LuAnn. Qui sait. Il y a quand meme une chance. Une toute petite chance minuscule pour que le livre d’Eli ait dit la verite.

Qui sait.

IX

NED

Nous avons du faire sept ou huit ou neuf cents kilometres aujourd’hui sans qu’une parole ou presque ait ete echangee depuis le petit matin. Des tensions enchevetrees nous unissent et nous separent. Eli fache contre Timothy. Moi fache contre Timothy. Timothy agace par Eli et moi. Oliver emmerde par tout le monde. Eli en veut a Timothy parce qu’il ne l’a pas laisse emmener cette petite brune qu’il a ramassee hier soir. Mes sympathies vont vers Eli ; je sais comme il lui est difficile de trouver des filles avec qui il s’entende, et j’imagine son angoisse quand il a du se separer d’elle. Et pourtant c’etait Timothy qui avait raison : emmener cette fille etait impensable. Moi aussi j’ai a reprocher a Timothy son intervention dans ma vie sexuelle. Il aurait pu tout aussi bien me laisser aller avec ce garcon dans sa creche, et me reprendre la-bas ce matin. Mais non, il avait peur que je ne prenne une derouillee pendant la nuit et qu’on ne me laisse mort sur le trottoir — Tu sais comment ca se passe, Ned, tot ou tard les pedes finissent par prendre des coups et par rester sur le carreau — et il ne voulait jamais me quitter des yeux. Qu’est-ce que ca peut lui foutre si je me fais derouiller dans la poursuite de mes plaisirs douteux ? Ca briserait le mandala, voila ce qu’il y a. La figure a quatre coins, le losange sacre. Ils ne pouvaient pas se presenter a trois devant les Gardiens des Cranes ; je suis l’indispensable quatrieme. Ainsi Timothy, qui proclame sans arret qu’il ne croit pas a l’ombre du mythe du monastere des Cranes, n’en est pas moins determine a conduire le troupeau intact jusqu’aux portes du sanctuaire. J’aime bien ce genre de resolution tout en contradictions. C’est un voyage de cingles, dit Timothy, mais j’ai l’intention de le continuer jusqu’au bout, et je veillerai a ce que tout le monde le continue aussi !

Il y a d’autres tensions dans l’air, ce matin. Timothy est boudeur et distant, sans doute parce qu’il deteste le role paternaliste qu’il a ete oblige de jouer hier et qu’il nous reproche de l’avoir oblige a le jouer. (Il croit surement que nous l’avons fait expres.) Je soupconne aussi Timothy de m’en vouloir inconsciemment pour avoir prodigue mes faveurs a la pauvre Mary. Quand on est pede on est pede, dans le code de Tim, et il doit croire, probablement avec raison, que c’est pour me foutre des monos comme lui que je me lance parfois dans l’heterosexualite avec une collection d’epouvantails.

Oliver aussi est plus taciturne encore qu’a l’accoutumee. Je crois que nous devons lui paraitre frivoles, et qu’il nous deteste pour ca. Pauvre Oliver ! Un self-made man, comme il nous le rappelle de temps en temps par sa desapprobation implicite plutot qu’explicite de nos comportements respectifs. Une figure lincolnienne qui s’est tiree a la force des poignets de la desolation des champs de cereales de son Kansas natal pour atteindre le statut enviable d’etudiant en medecine dans l’universite la plus encroutee de tradition du pays, a l’exception peut-etre d’une ou deux, et qui se retrouve par quelque mauvais coup du destin partager l’appartement et la destinee de : 1) Un poete pederaste ; 2) Un membre de la classe oisive et riche ; 3) Un erudit juif nevrose. Tandis qu’Oliver se dedie a la preservation de la vie a travers les rites d’Esculape, je me contente de gribouiller des incomprehensibilites contemporaines, tandis qu’Eli se contente de traduire et d’elucider d’anciennes incomprehensibilites oubliees et que Timothy se contente de collectionner les dividendes et de jouer au polo. Toi seul, Oliver, as une utilite sociale, toi qui as fait le v?u de soulager l’humanite de ses maux. Ha ! Et si le monastere d’Eli existait reellement, et qu’on nous accorde ce que nous sommes venus chercher ? Ou est ton art, dans ce cas, Oliver ? A quoi sert d’etre un docteur si une formule magique procure la vie eternelle ? Adieu alors a l’occupation d’Oliver !

Nous devons nous trouver en ce moment en Pennsylvanie occidentale, ou bien dans l’est de l’Ohio, je ne sais plus. Notre etape prevue pour ce soir est Chicago. Les kilometres defilent au compteur ; les autoroutes se suivent et se ressemblent. Nous sommes encadres par des collines encore plongees dans la desolation de l’hiver. Un soleil pale. Un ciel decolore. De temps a autre, une station-service, un restaurant, la grisaille d’une ville sans ame apercue a travers les arbres.

Oliver conduisit sans rien dire pendant deux heures, puis passa les cles a Timothy. Timothy garda le volant une demi-heure, en eut assez et me demanda de prendre le relais. Je suis le Richard Nixon de l’automobile — tendu, applique, agressif, calculant toujours a cote et me confondant eternellement en excuses ; en derniere analyse : incompetent. Malgre tous ces handicaps, Nixon est devenu president ; malgre mon manque d’attention et de coordination, j’ai eu mon permis de conduire. Selon la theorie d’Eli, les Americains peuvent etre divises en deux categories : ceux qui savent conduire et ceux qui ne savent pas, les premiers etant bons uniquement a la reproduction et aux travaux de force, et les seconds incarnant le veritable genie de la race. Il me considere comme un traitre a l’intelligentsia parce que je sais distinguer la pedale du frein de celle de l’accelerateur, mais je crois que, apres avoir fait l’experience de ma facon de conduire pendant une heure, il a commence a reviser son jugement severe. Je ne suis pas un conducteur, mais une pietre imitation. La Lincoln Continental de Timothy me fait l’effet d’un autobus. Je tourne trop le volant, je fais des embardees. Donnez-moi une VW, et je montrerai ce que je sais faire. Oliver, mauvais passager, finit par perdre patience et m’annonce qu’il va reprendre le volant. C’est lui qui nous conduit maintenant, Phaeton aux cheveux d’or, vers le soleil couchant.

Dans un livre que je lisais il n’y a pas si longtemps etait esquissee une metaphore structurale de la societe a partir d’un film ethnographique sur une chasse a la girafe dans la brousse africaine. Les guerriers avaient blesse un grand animal avec leurs fleches empoisonnees, mais a present il fallait qu’ils suivent leur proie a travers les solitudes arides du Kalahari jusqu’a ce qu’elle s’ecroule, ce qui pouvait prendre une semaine ou davantage. Ils etaient quatre, unis par une etroite alliance. Le Chef, qui etait a la tete du petit groupe. Le Chaman, ou sorcier, qui invoquait l’assistance des puissances surnaturelles quand le besoin s’en faisait sentir et qui, autrement, servait de trait d’union entre le charisme divin et les realites du desert. Le Chasseur, repute pour sa grace, son elegance, sa vitesse et sa force physique, qui portait le plus gros poids de la bande. Et, enfin, le Bouffon, petit et laid, qui se moquait des mysteres du Chaman, de la beaute du Chasseur et de la suffisance du Chef. A eux quatre, ils constituaient un organisme unique, chacun ayant son role essentiel a jouer dans le deroulement de la chasse. A partir de la, l’auteur developpait les polarites du groupe en s’inspirant des theories de Yeats sur les girations en

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