sens contraire : le Chaman et le Bouffon representaient la giration de gauche, l’Ideationnelle ; et le Chasseur et le Chef la giration de droite, l’Operationnelle. Chaque giration concretise des possibilites inaccessibles a l’autre ; chacune est inutile sans l’autre, mais ensemble elles constituent un groupe stable ou toutes les fonctions sont equilibrees. De la, il n’y a qu’un pas vers la metaphore ultime, qui nous eleve de la tribu a la nation : le Chef devient l’Etat, le Chasseur devient l’Armee, le Chaman l’Eglise et le Bouffon l’Art. Cette voiture transporte un macrocosme. Timothy est notre chef ; Eli, notre chaman ; le bel Oliver est le chasseur, et moi je suis le bouffon. Et moi je suis le bouffon.

X

OLIVER

Eli nous avait garde le meilleur pour la fin, une fois que nous etions tous convaincus de faire le voyage. Il feuilletait les pages de sa traduction, hochant la tete, froncant les sourcils, faisant semblant d’avoir du mal a retrouver le passage qu’il voulait nous lire alors qu’il savait tres bien ou c’etait. Puis il lut d’une voix solennelle :

« Tel est le Neuvieme Mystere : Que le prix d’une vie soit exige en echange d’une vie. Sachez, o Nobles- nes ! que chaque eternite doit etre compensee par une extinction et que nous requerons de vous que l’equilibre ordonne soit atteint dans la serenite. Deux parmi vous nous acceptons d’admettre en notre sein. Deux doivent rejoindre l’obscurite. De meme que par le fait de notre vie nous mourons chaque jour, de meme par le fait de notre mort nous vivrons eternellement. Y en a-t-il un parmi vous qui renoncera de plein gre a l’eternite au benefice de ses freres de la figure a quatre cotes afin qu’ils gagnent la comprehension de l’abnegation authentique ? Y en a-t-il un parmi vous que ses camarades sont prets a sacrifier afin qu’ils gagnent la comprehension de l’exclusion ? Que les victimes se choisissent. Qu’elles definissent la qualite de leur vie par la qualite de leur depart. »

Un peu brumeux. Nous tournames et retournames le texte pendant des heures, laissant Ned y exercer ses muscles de jesuite, pour n’arriver enfin qu’a une seule signification possible, evidente et horrible. Il fallait qu’il y ait un volontaire au suicide. Et deux des trois survivants devaient assassiner l’autre. Tels etaient les termes du pacte. Fallait-il les prendre a la lettre ? Ou bien avaient-ils seulement une valeur de symbole metaphorique ? Au lieu de mourir pour de bon, disons que l’un de nous devait volontairement renoncer a prendre part au rituel et s’en aller toujours mortel. Ensuite, deux autres se mettraient d’accord pour forcer un troisieme a quitter le sanctuaire. Etait-ce possible ? Eli penchait pour de vraies morts. Bien sur, il prend toutes ces choses mystiques un peu trop au pied de la lettre. Les irrationalites de la vie l’interessent beaucoup plus que les realites. Ned, qui ne prend jamais rien au serieux, est d’accord avec Eli. Je ne crois pas qu’il ait tellement foi dans le Livre des Cranes, mais sa position est que s’il y a une part de verite dans tout ca, alors le Neuvieme Mystere doit etre interprete comme exigeant deux morts.

Timothy, lui non plus, ne prend rien au serieux, bien que sa maniere de rire de l’univers soit entierement differente de celle de Ned. Ned est un cynique conscient. Timothy s’en fout completement. C’est une pose deliberement demoniaque chez Ned, et une question d’avoir trop d’argent de son pere chez Timothy. Il ne se casse pas la tete a propos du Neuvieme Mystere : pour lui, c’est de la connerie, comme tout le reste du Livre des Cranes.

Et Oliver ?

Oliver ne sait pas tres bien. J’ai foi dans le Livre des Cranes, oui, parce que j’y ai foi, et donc je suppose que je dois accepter l’interpretation litterale du Neuvieme Mystere. Oui, mais je me suis embarque la-dedans pour vivre, pas pour mourir, et je n’ai jamais tellement songe a l’eventualite ou c’est moi qui tomberais sur la courte paille. En supposant que le Neuvieme Mystere corresponde vraiment a ce que nous croyons, qui seraient les victimes ?

Ned a deja fait connaitre qu’il lui est indifferent de vivre ou de mourir. Un soir de fevrier qu’il etait bourre, il nous a harangues pendant deux heures sur l’esthetique du suicide. Transpirant, le visage empourpre, agitant les bras en soufflant. Lenine sur une caisse a savon. De temps en temps, nous nous branchions pour saisir le sens general. D’accord, appliquons a Ned la ristourne habituelle et concluons que ses propos de mort sont aux neuf dixiemes une attitude romantique. Cela fait tout de meme de lui notre candidat le mieux place au depart volontaire. Et la victime assassinee ? Eli, naturellement. Ca ne pourrait pas etre moi : je me defendrais trop, j’emmenerais au moins un des deux salauds avec moi dans la tombe, et ils le savent tres bien. Ni Timothy : il est bati comme une montagne, on ne pourrait pas le tuer avec une barre a mine. Tandis que Timothy et moi, on pourrait liquider Eli en moins de deux minutes.

Bon Dieu ! comme je deteste ce genre de speculation !

Je n’ai pas envie de tuer qui que ce soit. Je ne veux voir mourir personne. Je veux seulement continuer moi-meme a vivre, le plus longtemps possible.

Mais si ce sont les conditions ? Si le prix d’une vie est une vie ?

XI

ELI

Nous entrames dans Chicago au crepuscule, apres avoir roule toute la journee. Cent dix, cent vingt a l’heure pendant des heures et des heures a peine entrecoupees d’arrets. Les quatre dernieres heures, nous n’avons pas fait halte une seule fois. Oliver foncait comme un dingue sur l’autoroute. Crampes dans les jambes. Le cul endolori. Les yeux vitreux. Le cerveau en compote. Pouvoir hypnotique de la route. Tandis que le soleil descendait sur l’horizon, la couleur semblait avoir quitte le monde. Un bleu uniforme s’installait partout : le ciel, la campagne, la chaussee. L’ensemble du spectre etait attire vers l’ultra-violet. C’etait comme quand on se trouve au milieu de l’ocean, incapable de distinguer ce qui est au-dessus de l’horizon de ce qui est en dessous. J’avais dormi tres peu la nuit derniere. Deux heures au plus, probablement moins. Quand on ne parlait pas ou qu’on ne faisait pas l’amour, on etait allonges cote a cote dans une espece de somnolence hebetee. Ah ! Mickey ! Mickey ! J’ai encore ton odeur au bout de mes doigts. Je te respire. Trois fois entre minuit et l’aube. Comme tu as ete timide au debut, dans l’etroite chambre a coucher, peinture vert pale ecaillee, posters psychedeliques, John Lennon et Yoko aux joues flasques qui nous regardaient nous deshabiller, et toi qui rentrais les epaules pour essayer de me cacher tes seins et qui te glissais furtivement a l’abri des couvertures. Pourquoi ? Tu trouves que ton corps est si deficient ? D’accord, tu es maigre, tu as les coudes pointus et pas beaucoup de poitrine. Tu n’es pas Aphrodite. As-tu besoin de l’etre ? Suis-je Apollon ? Au moins, tu ne t’es pas crispee dans mes bras. Je me demande si tu as joui. Je ne sais jamais dire si elles jouissent. Ou sont les spasmes gemissants, hurlants, dont on parle dans les livres ? Pas mon genre de filles, je suppose. Les miennes sont trop polies pour de telles eruptions orgasmiques. J’aurais du me faire moine. Laisser le baisage aux baiseurs et consacrer mes energies a la recherche du profond. Je ne suis d’ailleurs probablement pas tres fort en baisocratrie. Qu’Origene soit mon guide : dans un de mes moments d’exaltation, je me pratiquerai l’auto-orchidectomie et je deposerai mes couilles en offrande sur le saint autel. Pour ne plus jamais ressentir les distractions de la passion. Helas ! non, j’aime trop ca ! Accorde-moi la chastete, Seigneur, mais, s’il te plait, attends encore un peu. J’ai le numero de telephone de Mickey. Je l’appellerai quand je serai de retour de l’Arizona. (Quand je serai de retour ! Si je suis de retour. Et a quoi ressemblerai-je alors ?) Mickey est juste la fille qu’il me faut, en fait. Je dois me fixer des objectifs sexuels modestes. Pas pour moi les blondes detonantes, pas pour moi les sportives, les contraltos sophistiquees. Pour moi les petites souris douces. La LuAnn d’Oliver me couperait d’ennui tous mes moyens au bout d’un quart d’heure, bien que j’avoue que je la supporterais au moins une fois rien que pour ses seins. Et la Margo de Timothy ? Il vaut mieux ne pas y penser. C’est Mickey qui me convient. Mickey pale, Mickey etincelante, Mickey proche, Mickey lointaine. Douze cents kilometres a l’est de moi, en ce moment. Je me demande ce qu’elle dit de moi a ses amies. Qu’elle me magnifie Qu’elle me romantise. J’en ai bien besoin.

Nous voila donc a Chicago. Pourquoi Chicago ? N’est-ce pas un peu en dehors de la ligne droite qui unit Phoenix a New York ? J’en ai bien l’impression. Si c’etait moi le navigateur, j’aurais trace un itineraire d’un coin du continent a l’autre en passant par Pittsburgh et Cincinnati, mais peut-etre que les autoroutes les plus rapides ne

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