suivent pas le chemin le plus court, et, de toute facon, c’est Timothy qui voulait venir a Chicago, apparemment pour des raisons sentimentales. Il a passe toute sa jeunesse ici. Ou, plutot, la partie de son enfance qu’il n’a pas passee dans le domaine de son pere en Pennsylvanie, il l’a passee ici dans le penthouse de sa mere au-dessus de Lake Shore Drive. Est-ce qu’il existe des episcopaliens qui ne divorcent pas tous les seize ans ? Est-ce qu’il y en a qui n’ont pas une paire de peres et de meres au minimum ? Je vois d’ici les annonces de mariages dans les journaux du dimanche :

Miss Rowan Demarest Hemple, fille de Mrs. Charles Holt Wilmerding, de Grosse Pointe, Michigan, et de Mr. Dayton Belknap Hemple, de Bedford Hills, New York et Montego Bay, Jamaique, a epouse cet apres-midi, en la chapelle episcopale, le docteur Forrester Chiswell Birdsall, quatrieme du nom, fils de Mrs. Elliot Moulton Peck, de Bar Harbor, Maine, et de Mr. Forrester Chiswell Birdsall, troisieme du nom, d’East Islip, Long Island.

Et c?tera ad infinitum. Quel conclave cela doit faire, un tel mariage, avec tous ces couples multiples qui se reunissent pour celebrer, chacun etant le cousin de tout le monde, chacun marie deux ou trois fois au moins. Les noms, les triples noms, sanctifies par le temps, les filles appelees Rowan et Choate, et Palmer, les garcons appeles Amory et McGeorge, et Harcourt. J’ai ete eleve avec des Barbara, des Loise, des Claire, des Mike, des Dick et des Sheldon. McGeorge devient Mac mais comment appelle-t-on un jeune Harcourt quand on joue aux gendarmes et aux voleurs avec lui ? Et une fille nommee Palmer ou Choate ? C’est un monde different, ces Wasps, c’est tout un monde different. Le divorce ! La mere (Mrs. X… Y… Z…) habite Chicago, le pere (Mr. A… B… C…) habite la banlieue de Philadelphie. Mes parents, qui vont celebrer leur trentieme anniversaire de mariage au mois d’aout, n’ont pas cesse de se lancer a la figure pendant toute ma jeunesse : le divorce, le divorce, j’en ai assez ! Je vais m’en aller de cette maison pour ne plus jamais revenir ! L’incompatibilite bourgeoise normale. Mais divorcer vraiment ? Faire venir un avocat ? Mon pere se serait fait decirconciser d’abord, ma mere serait entree toute nue chez Gimbels. Dans chaque famille juive, il y a une tante qui a divorce jadis, il y a longtemps, on n’en parle plus maintenant. (On l’apprend un de ces quatre matins en surprenant une conversation entre deux parentes agees evoquant des souvenirs, le nez dans leur tasse de the.) Mais jamais avec des enfants. Jamais vous ne trouverez ces grappes de parents qui necessitent des presentations complexes : je vous prie de faire la connaissance de ma mere et de son mari, je vous prie de faire la connaissance de mon pere et de sa femme.

Timothy n’alla pas voir sa mere pendant notre sejour a Chicago. Nous descendimes pas tres loin au sud de l’endroit ou elle habitait, dans un motel du bord du lac en face du Grand Park (c’est Timothy qui paya la chambre, avec une carte de credit, pas moins), mais il ne lui telephona meme pas. Les liens solides et affectueux des familles goyishe. Oui, vraiment. (L’appeler, s’engueuler au telephone, et alors, pourquoi pas ?) Au lieu de cela, il nous fit faire une visite nocturne de la ville, en se comportant en partie comme s’il en etait le proprietaire attitre, et en partie comme s’il etait le guide a bord d’un autobus d’excursion de la Gray Line. Ici, vous avez les tours jumelles de Marina City, ici vous avez le gratte-ciel John Hancock, et voici l’Art Institute, et la le celebre quartier des boutiques de Michigan Avenue. En fait, je fus impressionne, moi qui n’etais jamais alle plus a l’ouest que Parsippany, dans le New Jersey, mais qui m’etais fait une idee bien precise de la nature probable de ce grand c?ur de l’Amerique. Je m’etais attendu a un Chicago crasseux et etrique, un sommet de desolation du Middle-West avec des immeubles en brique rouge a sept etages datant du XIXe siecle, et a une population entierement faite de travailleurs polonais, hongrois et irlandais en salopette. Alors que j’avais devant moi une ville de larges avenues et de gratte-ciel etincelants. L’architecture etait saisissante. Il n’y a rien a New York qui soit comparable a cela. Bien sur, nous n’avons pas bouge des bords du lac. Va seulement cinq rues vers l’interieur, et tu verras toute la misere que tu desires, m’avait promis Ned. En tout cas, la petite partie de Chicago que nous avons vue etait feerique. Timothy nous emmena diner dans un restaurant francais qu’il connaissait bien, juste en face d’un curieux monument d’antiquite connu sous le nom de Water Tower. Une occasion de plus de verifier la veracite de la maxime de Fitzgerald sur les riches : « Ils sont differents de vous et de moi. » Je connaissais les restaurants francais comme vous vous connaissez les restaurants tibetains ou martiens. Mes parents ne m’avaient jamais emmene au Pavillon ou au Chambord pour les grandes occasions : j’avais eu droit au Brass Rail quand j’avais reussi a mon examen d’entree au lycee, et a Schrafft le jour ou j’avais gagne ma bourse. Diner a trois pour un peu moins de treize dollars, et je devais me considerer heureux avec ca. Les rares fois ou je sors au restaurant avec une fille, ca ne va jamais plus loin qu’une pizza ou un kung po chi ding. Le menu du restaurant de Timothy, une extravagance de lettres d’or gravees sur des feuilles de velin plus larges que le New York Times, etait un mystere pour moi. Et Timothy, mon camarade de cours, mon coturne, se mouvait aisement a travers ses arcanes, nous suggerant les quenelles aux huitres, les crepes farcies et roulees, les escalopes de veau a l’estragon, le tournedos saute chasseur, ou le homard a l’americaine. Oliver, naturellement, etait aussi perdu que moi, mais a ma grande surprise, Ned, dont le milieu petit-bourgeois n’etait pas tellement different du mien, se montra un grand connaisseur et discuta avec competence des merites respectifs du gratin de ris de veau, des rognons de veau a la bordelaise, du caneton aux cerises et du supreme de volaille aux champignons. (L’ete ou il avait eu ses seize ans, nous expliqua-t-il par la suite, il avait servi de mignon a un distingue gourmet de Southampton.) Je me declarai finalement incapable de venir a bout d’un tel menu, et ce fut Ned qui choisit pour moi tandis que Timothy rendait le meme service a Oliver. Je me souviens des huitres, de la soupe a la tortue, du vin blanc suivi par du rouge, d’un somptueux je-ne-sais-plus-quoi d’agneau, de pommes de terre qui semblaient surtout faites d’air, et du broccoli dans une epaisse sauce jaune. Apres ca, cognac pour tout le monde. Des legions de garcons s’empressaient autour de nous comme si nous etions quatre banquiers en viree au lieu de quatre etudiants habilles comme des miteux. J’apercus au passage le chiffre de l’addition : cent douze dollars, service non compris, et je faillis tomber a la renverse. Avec un geste noble, Timothy exhiba sa carte. Je me sentais fievreux, etourdi, l’estomac barbouille. J’avais peur de vomir sur la table, au milieu des lustres en cristal, des tapisseries de velours rouge et du linge de table elegant. Le spasme passa sans disgrace, et je me sentis mieux, bien qu’un peu nauseeux, des que nous eumes mis les pieds dehors. Je me promis mentalement de consacrer cinquante ou soixante ans de mon immortalite a etudier serieusement les arts culinaires. Timothy parla d’aller voir ensuite des coffee-houses dans le vent un peu plus au nord, mais l’idee fut repoussee a l’unanimite car nous etions fourbus. Nous rentrames a pied a l’hotel, une heure peut-etre dans un froid mordant.

Nous avions pris une suite : deux chambres a coucher, Ned et moi dans une, Timothy et Oliver dans l’autre. Je laissai tomber mes vetements en boule et m’ecroulai sur le lit. Pas assez de sommeil, trop de nourriture : effroyable.

Epuise comme je l’etais, je restai eveille, plus ou moins, dans un etat de stupeur ecrasee. Le diner trop riche pesait comme une pierre dans mon estomac. Un bon degobillage, decidai-je quelques heures plus tard, me ferait le plus grand bien. Je me levai, a poil, et me dirigeai en titubant vers la salle de bains qui separait les deux chambres. Dans le corridor sombre, je rencontrai une apparition terrifiante. Une fille a poil, plus grande que moi, les seins lourds et oblongs, les hanches etonnamment larges, avec une couronne de cheveux bruns courts et frises. Un succube de la nuit ! Un fantome engendre par mon imagination surchauffee !

— Salut, beau gosse ! me dit-elle avec un clin d’?il, et elle passa devant moi dans une bouffee de parfum et de senteurs de chair. Je restai sidere, le regard fixe sur ses fesses opulentes jusqu’a ce qu’elle ait referme sur elles la porte de la salle de bains. Je tremblais de froid et de lubricite. Meme l’acide ne m’avait jamais fait connaitre pareille hallucination. Escoffier etait-il plus fort que le L.S.D. ? Comme elle etait belle, modelee, elegante ! J’entendis la chasse d’eau couler dans les chiottes. Je lancai un coup d’?il a l’autre chambre. Mes yeux s’etaient maintenant accoutumes a l’obscurite. Des lingeries feminines froufroutantes s’etalaient un peu partout. Timothy ronflait dans un lit ; dans l’autre, Oliver, et sur l’oreiller d’Oliver une deuxieme tete, feminine. Ce n’etait pas une hallucination, alors. Ou avaient-ils degote ces filles ? La chambre a cote ? Non. Je commencais a comprendre. Des call-girls fournies par la direction. La fidele carte de credit a servi encore. Timothy tire de la civilisation americaine un parti que moi, pauvre gars studieux du ghetto, je ne pourrai jamais esperer approcher. Vous avez envie d’une femme ? Vous prenez votre telephone et vous n’avez qu’a demander. J’avais la gorge seche et le mat dresse. Je sentais le tonnerre rouler dans ma poitrine. Timothy est endormi. Tres bien, puisqu’elle est louee pour la nuit, je vais l’emprunter un moment. Quand elle sortira des chiottes, j’irai bravement a elle, une main au nichon, une autre au derriere, je lui ferai la voix caverneuse de Bogart et je l’inviterai dans mon lit. Qu’est-ce que vous croyez. Et la porte s’ouvrit. Elle sortit en se dandinant, les seins ballants, ding-dong, ding-dong. Un clin d’?il. Et elle me depassa. Disparut. Mes mains se refermerent sur le vide. Son dos cambre grossi en deux

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