joues etonnamment charnues ; le parfum musque a bon marche ; la demarche fluide et dehanchee. La porte de la chambre me claqua au nez. Elle est louee, mais pas pour moi. Elle est a Timothy. J’entrai dans la salle de bains, m’agenouillai devant le trone, et passai une eternite a degobiller. Ensuite, je regagnai mon lit et mes reves froids de trip manque.

Au matin, plus de filles visibles. Nous etions sur la route avant neuf heures. Oliver au volant. Prochaine escale, Saint Louis. Je sombrai dans une morosite apocalyptique. J’aurais fracasse des empires ce matin-la si j’avais eu le doigt sur le bon bouton. J’aurais libere le docteur Folamour ou le loup Fenris[1] J’aurais fait sauter l’univers, si on m’en avait donne la chance.

XII

OLIVER

J’ai conduit cinq heures d’affilee. C’etait beau. Ils voulaient s’arreter pour pisser, pour se detendre les jambes, s’acheter des hamburgers, faire ci, faire ca, mais je n’ai pas fait attention a eux, j’ai continue a rouler, mon pied colle a l’accelerateur, mes doigts poses legerement sur le volant, le dos absolument droit, la tete presque immobile, le regard rive sur un point a huit ou dix metres en avant du pare-brise. J’etais possede par le rythme du mouvement. C’etait presque quelque chose de sexuel : la longue voiture lisse foncant en avant, violant l’autoroute, et moi au volant. J’en retirais un reel plaisir. A un moment, j’ai bande. La veille avec ces putes que Timothy a degotees, le c?ur n’y etait pas vraiment. Oh ! j’ai quand meme relui trois fois ! Mais seulement parce que c’etait ce qu’on attendait de moi et que, avec ma pingrerie de plouc, je ne voulais pas gaspiller le fric de Timothy. Trois coups, comme elle disait, la fille : « Tu veux tirer encore un coup, mon loup ? » Mais ca, avec la voiture, l’effort soutenu et sans fin des cylindres, c’est pratiquement un rapport sexuel, c’est l’extase. Je crois que je comprends maintenant ce que ressent un fana de la moto. Encore et encore, et encore. La pulsation en dessous de vous. Nous avons pris la route 66 qui passe par Joliet, Bloomington, Springfield. Peu de circulation. Des files de poids lourds a certains endroits ; mais a part ca, pas grand chose ; et les poteaux telegraphiques defilent un par un, plie, plie, plie. Un kilometre en quarante secondes, quatre cent cinquante kilometres en cinq heures, meme pour moi une excellente moyenne sur les routes de l’Est. Des champs nus et plats, certains encore avec de la neige. Ca rouspetait au poulailler. Eli, qui me traitait de foutue machine a conduire ; Ned, qui m’emmerdait pour que je m’arrete. J’ai fait semblant de ne pas les entendre. A la fin, ils m’ont laisse tranquille. Timothy a dormi la plupart du temps. J’etais le roi de la route. A midi, il est apparu que nous serions a Saint Louis dans deux heures. Nous avions prevu de nous arreter la, mais ca n’avait plus aucun sens, et quand Timothy s’est reveille, il a sorti les cartes et les guides touristiques et a commence a chercher la prochaine etape. Eli et lui se sont engueules sur la facon dont il avait arrange ca. Je n’ai pas tellement fait attention. Je crois qu’Eli disait qu’on aurait du filer sur Kansas City en quittant Chicago au lieu de descendre vers Saint Louis. J’aurais pu leur dire ca depuis longtemps, mais je me fichais pas mal de la route qu’ils prenaient. Et il faut dire que je n’avais pas tellement envie de repasser par le Kansas. Timothy ne s’etait pas rendu compte que Saint Louis etait si pres de Chicago quand il avait prepare notre itineraire.

Je fermai les ecoutilles sur leurs chamailleries, puis je passai un certain temps a reflechir a quelque chose qu’avait dit Eli la veille au soir pendant que nous faisions les touristes dans les rues de Chicago. Ils n’avancaient pas assez a mon gre, et j’essayais de les pousser a se remuer un peu plus. Et Eli m’a dit :

— Tu veux la devorer, cette ville, hein ? Comme un touriste qui fait Paris.

— C’est la premiere fois que je viens a Chicago, lui repondis-je. Je veux voir le plus possible.

— O.K. T’as raison, fit-il.

Mais j’ai voulu savoir pourquoi il semblait si surpris que je sois curieux de visiter une ville inconnue. Il a paru gene et desireux de changer de conversation. J’ai insiste. Finalement, il m’a explique, avec ce petit rire qu’il a toujours quand il veut montrer qu’il va dire quelque chose qui a des implications insultantes, mais qu’il ne faut pas trop prendre au serieux :

— Je me demandais seulement pourquoi quelqu’un qui parait si normal, si insere dans la societe, s’interesse tant que ca a un depaysement touristique.

A contrec?ur, il a developpe sa pensee : pour Eli, la soif d’experience, la recherche de la connaissance, le desir d’aller voir ce qu’il y a en haut de la montagne sont des traits qui caracterisent avant tout ceux qui sont defavorises d’une facon ou d’une autre : les membres d’une minorite, les gens qui ont des tares ou des handicaps physiques, ceux qui sont troubles par des inhibitions sociales, et ainsi de suite. Un grand plouc athletique comme moi n’est pas cense posseder les nevroses qui engendrent la curiosite intellectuelle ; il est suppose etre relaxe et decontracte, comme Timothy. Cette petite manifestation d’interet ne correspondait pas a ma personnalite, telle qu’elle etait interpretee par Eli. Comme la chose ethnique lui tient tellement a c?ur, j’etais pret a lui faire dire que le desir d’apprendre est un trait que l’on trouve fondamentalement chez les siens, avec quelques honorables exceptions, mais il n’est pas alle jusque-la, bien qu’il l’ait probablement pense. Ce que je me demandais, et que je me demande toujours, c’est pourquoi il trouve que je suis si equilibre. Faut-il mesurer un metre soixante-cinq et avoir une epaule plus haute que l’autre pour avoir les obsessions et les compulsions qu’Eli assimile a l’intelligence ? Il me sous-estime. Il s’est fait de moi une image stereotypee : le grand goy beau garcon et un peu cretin. J’aimerais le laisser regarder a l’interieur de mon crane de gentil pendant seulement cinq minutes.

Nous etions presque arrives a Saint Louis. La voiture foncait sur l’autoroute deserte au milieu de champs cultives. Nous traversames bientot quelque chose de triste et de detrempe qui s’appelait East Saint Louis, et, finalement, nous fumes en vue de l’etincelante Gateway Arch, qui se dressait de l’autre cote du fleuve. Nous arrivames a un pont. L’idee qu’il fallait traverser le Mississippi laissait Eli absolument ahuri, et il passa la-tete et les epaules par la portiere pour regarder avec respect comme s’il etait en train de traverser le Jourdain. Une fois sur la rive de Saint Louis, j’arretai la voiture devant une butte circulaire. Les trois autres sortirent comme des fous et se mirent a gambader. Je restai assis devant le volant. J’avais la tete qui tournait. Cinq heures sans s’arreter ! Extase ! Finalement, je descendis aussi. Ma jambe droite etait tout engourdie. Mais ca valait le coup pour ces cinq heures merveilleuses, cinq heures seul a seul avec la voiture et la route. Je regrettais qu’on ait du s’arreter.

XIII

NED

Soiree fraiche dans les monts Ozark. Epuisement. Anoxie. Nausee. Les dividendes de l’auto-fatigue. Assez, c’est assez. Nous arretons la. Quatre robots aux yeux rouges descendent de voiture en titubant. Avons-nous vraiment roule plus de seize cents kilometres aujourd’hui ? Illinois, Missouri, Oklahoma : longues traites a cent vingt, cent trente a l’heure. Et si nous avions ecoute Oliver, nous en aurions fait cinq cents de plus avant de crier pouce. Mais nous ne pouvions pas continuer. Oliver lui-meme admet que la qualite de sa performance a commence a diminuer apres les mille premiers kilometres. Il a failli nous verser dans le fosse a la sortie de Joplin, groggy, les yeux vitreux, les mains ankylosees incapables de suivre le virage que son cerveau enregistrait. Timothy a conduit peut-etre deux cents bornes aujourd’hui. J’ai du faire le reste, plusieurs morceaux representant trois ou quatre heures de pure terreur. Nous ne pouvons pas faire plus. La rancon psychique est trop forte. Le doute, le desespoir, le decouragement se sont glisses dans nos rangs. Ec?ures, defaits, desillusionnes, nous nous trainons vers le motel que nous avons choisi, chacun se demandant en son for interieur comment il a pu se lancer dans une pareille aventure. Oui ! Le Motel du Moment de Verite, Nulle Part, Oklahoma ! Le Motel du Bord de la Realite ! L’Auberge du Scepticisme ! Vingt chambres, style colonial bidon, facade de plastique imitation brique et colonnes de bois blanches de chaque cote de l’entree. Nous sommes les seuls clients, apparemment. La fille de la reception, dix-sept ans environ, machant son chewing-gum, a les cheveux roules en une fantastique ruche a la mode du debut des annees 60 qui doit tenir en place avec un fluide special embaumements. Elle nous regarde avec une langueur placide. Ses yeux sont lourdement maquilles : paupieres turquoise ourlees de noir. Une guenipe, une trainee, trop poufiasse pour etre meme une putain convenable.

— La cafeteria ferme a dix heures, nous annonce-t-elle avec un bizarre accent trainant.

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