ce que j’aurais du faire il y a une eternite. Pour le moment, je n’ai pas peur. Peut-etre parce que je me comporte enfin comme il se doit. Peut-etre parce que j’ai agi sur un coup de tete et que je ne veux pas vous paraitre lache. Je suppose qu’il me faudra me montrer encore plus violent, prendre des risques pour ne pas faillir a ma tache ni retomber dans la peur. Que comptez-vous faire ?

— Continuer a fuir.

— Vous savez qu’on est en guerre ?

— J’ai entendu ca.

— C’est drole, hein ? Tout ca nous parait tellement loin par rapport a nos propres ennuis.

— Je n’ai pas eu le temps d’y reflechir. » Montag tira cent dollars de sa poche. « Je veux que vous gardiez ca, faites-en l’usage qui vous semblera le meilleur quand je serai parti.

— Mais...

— Je serai peut-etre mort d’ici la fin de la matinee ; faites-en bon usage. » Faber opina. « Vous auriez interet a vous diriger vers le fleuve, si possible. Longez-le, et si vous arrivez a atteindre la vieille voie ferree, celle qui mene en pleine campagne, suivez-la. Aujourd’hui, tous les deplacements ou presque se font par voie aerienne et la plupart des voies ferrees sont abandonnees, mais les rails sont toujours la a rouiller. Il parait qu’il y a des camps de vagabonds un peu partout dans le pays, des camps itinerants, comme on les appelle. Et que si on marche assez longtemps en restant aux aguets, on trouve des tas de vieux diplomes de Harvard sur les rails entre ici et Los Angeles. La plupart d’entre eux sont recherches dans les villes.

Je suppose qu’ils survivent. Ils ne sont pas nombreux, et je pense que le gouvernement ne les a jamais consideres comme suffisamment dangereux pour motiver des poursuites. Vous pourriez vous terrer quelque temps avec eux et reprendre contact avec moi a Saint Louis, je pars ce matin par le bus de cinq heures, je vais y voir un imprimeur a la retraite, moi aussi je sors enfin de mon trou. L’argent sera bien employe. Merci et bonne chance.

Voulez-vous dormir quelques minutes ?

— Je ferais mieux de filer.

— Voyons ce qu’il en est. » Faber emmena aussitot Montag dans la chambre et deplaca un tableau, revelant un ecran de television de la taille d’une carte postale. « J’ai toujours voulu quelque chose de tres petit, a qui je puisse parler, que je puisse masquer de la main en cas de necessite, rien qui puisse me bombarder de decibels, rien de monstrueusement gros. Vous voyez le resultat. » Il mit l’appareil en marche.

« Montag, dit le recepteur tele en s’allumant. M-O-NT-A-G. » La voix epela le nom. « Guy Montag. Toujours en fuite. Les helicopteres de la police patrouillent. Un nouveau Limier robot a ete livre par un arrondissement voisin... » Montag et Faber se regarderent.

« ... Limier robot est infaillible. Jamais, depuis la premiere utilisation qui en a ete faite, cette incroyable invention n’a laisse echapper sa proie. Ce soir, notre chaine est fiere de pouvoir suivre le Limier par helicoptere- camera des son depart en chasse... » Faber remplit deux verres de whisky. « On va en avoir besoin. » Ils burent.

« ... un nez si sensible qu’il est capable d’identifier et de retenir dix mille constituants olfactifs sur dix mille personnes sans etre reprogramme ! » Faber se mit a trembler de tous ses membres et parcourut sa maison des yeux, regarda les murs, la porte, la poignee de la porte et le fauteuil ou Montag etait main tenant assis. Montag surprit son regard. Il jeta a son tour de rapides coups d’?il autour de lui, sentit ses narines se dilater et se rendit compte qu’il essayait de se flairer lui-meme, qu’il avait soudain le nez assez fin pour percevoir la trace qu’il avait laissee dans l’air de la piece, l’odeur de sa transpiration sur la poignee de la porte ; invisible, mais aussi foisonnant que les brillants d’un petit lustre, il etait partout, en toute chose, sur toute chose, tel un nuage lumineux, un fantome qui rendait l’air irrespirable. Il vit Faber retenir sa respiration de peur d’attirer ce spectre a l’interieur de son propre corps, d’etre contamine par les exhalaisons et les odeurs fantomatiques d’un homme en fuite.

« Le Limier robot est a present depose par helicoptere sur les lieux de l’Incendie ! » Et la, sur le minuscule ecran, apparut la maison calcinee, la foule, une forme recouverte d’un drap, et l’helicoptere surgit du ciel pour se laisser flotter jusqu’a terre comme une fleur grotesque.

Ainsi il leur faut debusquer leur gibier, songea Montag. Le cirque doit continuer, meme si on entre en guerre dans moins d’une heure...

Il regardait la scene, fascine, cloue sur place. Elle lui semblait si lointaine, sans rapport avec lui ; c’etait une piece a part, independante, un spectacle extraordinaire auquel il assistait non sans un plaisir etrange. Et dire que tout cela est pour moi ! Bon Dieu, tout ce remue-menage rien que pour moi !

S’il le voulait, il pouvait s’attarder ici pour suivre tranquillement la chasse dans toutes ses etapes eclairs, ruelles devalees, rues, grandes avenues desertes, lotissements et terrains de jeux traverses, le tout entrecoupe des inevitables pauses publicitaires, nouvelles ruelles remontees jusqu’a la maison en flammes de M. et Mme Black, et ainsi de suite jusqu’a cette maison ou Faber et lui-meme etaient installes, en train de boire, tandis que le Limier electrique flairait les derniers metres de la piste, silencieux comme une trainee de mort, et s’arretait en derapant de l’autre cote de cette fenetre. Ensuite, s’il le voulait, Montag pourrait se lever, aller jusqu’a la fenetre tout en gardant un ?il sur l’ecran, l’ouvrir, se pencher au-dehors, se retourner et se voir reproduit, represente, la, sur le petit ecran, transforme en image, heros d’un drame a regarder en toute objectivite, sachant que dans d’autres salons il apparaissait grandeur nature, en couleurs, dans sa perfection dimensionnelle ! Et s’il gardait l’?il ouvert, il se verrait, un instant avant l’oubli, pique pour le plaisir de combien de telephages qui, arraches au sommeil quelques minutes plus tot par les sirenes hurlantes des murs de leurs salons, s’etaient precipites pour assister au grand jeu, a la chasse, au one man show.

Aurait-il le temps de faire une declaration ? Lorsque le Limier le saisirait, sous les yeux de dix, vingt, trente millions de personnes, ne pourrait-il pas resumer toute sa vie au cours de cette derniere semaine en une phrase unique ou un mot qui les accompagnerait longtemps apres que le Limier aurait fait demi-tour, le tenant dans ses machoires-tenailles, et serait reparti au petit trot dans les tenebres sous l’?il de la camera, en plan fixe, silhouette de plus en plus indistincte — splendide fermeture en fondu ! Que pourrait-il dire en un seul mot, quelques mots, qui leur roussirait la face et les reveillerait ?

« Le voila », murmura Faber.

De l’helicoptere jaillit quelque chose qui n’etait ni machine ni animal, ni mort ni vivant : une luminescence vert pale. Le Limier se planta pres des ruines fumantes de la maison de Montag, on apporta le lance-flammes qu’il avait abandonne et on le lui mit sous le museau. Il y eut un ronronnement, une suite de declics, un bourdonnement.

Montag secoua la tete, se leva et vida son verre. « Il faut que j’y aille. Excusez-moi pour tout.

— Tout quoi ? Moi ? Ma maison ? C’est bien fait pour moi. Filez, pour l’amour de Dieu. J’arriverai peut-etre a les retenir ici...

— Attendez. Il ne sert a rien qu’on vous decouvre.

Apres mon depart, brulez ce couvre-lit que j’ai touche.

Brulez le fauteuil du salon. Jetez tout ca dans l’incinerateur mural. Essuyez les meubles a l’alcool, les poignees de portes. Brulez le tapis du salon. Mettez la climatisation a fond dans toutes les pieces et vaporisez de l’insecticide si vous en avez. Ensuite, branchez vos arroseurs, faites-les jaillir aussi haut que possible, qu’ils aspergent les trottoirs. Avec un peu de chance, on peut au moins effacer toute trace jusqu’ici. » Faber lui serra la main. « Je vais m’en occuper. Bonne chance. Si ca va bien pour nous deux, la semaine prochaine, ou celle d’apres, contactez-moi. Poste restante a Saint Louis. Je regrette de pas pouvoir vous accompagner par ecouteur cette fois. C’etait bien pour nous deux.

Mais mon materiel etait limite. Voyez-vous, je n’ai jamais pense que je m’en servirais. Quel vieil idiot je fais. Je ne pense a rien. C’est stupide, stupide. Je n’ai donc pas d’autre balle verte adequate a vous offrir. Partez, a present ! — Une derniere chose. Vite. Une valise, allez chercher une valise, fourrez-y vos vetements les plus sales, un vieux costume, le plus crasseux possible, une chemise, de vieilles tennis et de vieilles chaussettes... » Faber avait deja disparu pour revenir une minute plus tard. Ils scellerent la valise en carton avec du ruban adhesif transparent. « Pour conserver l’ancienne odeur de M. Faber, bien sur », dit Faber, que l’operation avait mis en nage.

Montag arrosa de whisky l’exterieur de la valise. « Je ne veux pas que le Limier repere tout de suite les deux odeurs. Je peux emporter ce whisky ? J’en aurai besoin plus tard. Bon Dieu, j’espere que ca va marcher ! » Ils echangerent une nouvelle poignee de mains et, sur le pas de la porte, jeterent un dernier coup d’?il a l’ecran tele.

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