seul souffle. Mais il etait bien la et il s’en approcha precautionneusement, d’aussi loin qu’il le voyait. Il lui fallut un bon quart d’heure pour se retrouver vraiment a proximite des flammes, et il resta la a les observer depuis le couvert. Ce fremissement, la conjugaison du blanc et du rouge... c’etait un feu etrange parce qu’il prenait pour lui une signification differente.

Il ne brulait pas ; il rechauffait !

Il vit des mains tendues vers sa chaleur, des mains sans bras, caches qu’ils etaient dans l’obscurite. Au- dessus des mains, des visages immobiles qu’animait seulement la lueur dansante des flammes. Il ignorait que le feu pouvait presenter cet aspect. Il n’avait jamais songe qu’il pouvait tout aussi bien donner que prendre. Meme son odeur etait differente.

Combien de temps resta-t-il ainsi, mystere, mais il y avait quelque chose d’a la fois absurde et delicieux dans l’impression d’etre un animal surgi de la foret, attire par le feu. Il etait une creature des taillis, faite d’yeux liquides, de pelage, d’un museau et de sabots, une creature toute de corne et de sang qui sentirait l’automne si on en arrosait le sol. Il resta longtemps sans bouger, a ecouter le chaud petillement du feu.

Un grand silence se pressait autour de ce feu, un silence qui se lisait sur le visage des hommes, et avec lui le temps, le temps de s’asseoir pres de ces rails rouilles sous les arbres, de contempler le monde, de le tourner et de le retourner du regard, comme s’il etait tout entier contenu dans le feu, telle une piece d’acier que ces hommes se seraient tous employes a faconner. Ce n’etait pas seulement le feu qui etait different. C’etait le silence.

Montag s’avanca vers ce silence particulier qui s’interessait a la totalite du monde.

Alors les voix devinrent perceptibles. Il ne saisissait rien de ce qu’elles disaient, mais leurs inflexions etaient douces tandis qu’elles tournaient et retournaient le monde pour l’examiner ; ces voix connaissaient la terre, les arbres et la ville qui s’etendait au bout des rails en bordure du fleuve. Elles parlaient de tout, rien ne leur etait etranger ; il le savait a leur intonation, leur cadence, a la curiosite et l’emerveillement dont elles vibraient continuellement.

Un des hommes leva les yeux, le vit pour la premiere ou peut-etre la septieme fois, et une voix lui lanca : « Allez, vous pouvez vous montrer maintenant ! » Montag reintegra les ombres.

« Tout va bien, reprit la voix. Vous etes le bienvenu. » Montag s’approcha lentement du feu et des cinq hommes ages assis la, vetus de pantalons et de blousons de toile bleu fonce ou de complets dans le meme ton. Il ne savait pas quoi leur dire.

« Asseyez-vous, dit l’homme qui semblait etre le chef du petit groupe. Un peu de cafe ? » Il regarda le liquide noir et fumant couler dans une tasse en fer-blanc retractable qui lui fut immediatement tendue. Il se mit a boire a petites gorgees prudentes et sentit qu’on le regardait avec curiosite. Il se brulait les levres, mais c’etait un delice. Les visages qui l’entouraient etaient barbus, mais ces barbes etaient propres, bien taillees, et les mains impeccables. Ils s’etaient leves comme pour accueillir un hote, et voila qu’ils se rasseyaient. Montag sirota son cafe. « Merci, dit-il. Merci beaucoup.

— Vous etes le bienvenu, Montag. Je m’appelle Granger. » Il lui tendit une petite bouteille de liquide incolore. « Buvez ca aussi. Ca va changer l’indice chimique de votre transpiration. Dans une demi-heure, vous aurez l’odeur de deux autres personnes. Avec le Limier a vos trousses, le mieux est de faire cul sec. » Montag absorba le liquide amer.

« Vous allez puer comme un lynx, mais c’est tres bien ainsi, poursuivit Granger.

— Vous connaissez mon nom », observa Montag.

Granger designa de la tete un poste de tele a piles pose pres du feu.

« On a assiste a la chasse. On pensait que vous finiriez par suivre le fleuve cote sud. Quand on vous a entendu vous enfoncer dans la foret comme un elan qui aurait trop bu, on ne s’est pas caches comme on le fait d’habitude. On a pense que vous etiez dans le fleuve, quand les helicopteres-cameras ont oblique vers la ville. Il y a la quelque chose de bizarre. La chasse continue. Mais du cote oppose. — Du cote oppose ?

— Jetons un coup d’?il. » Granger mit l’appareil en marche. L’image etait un cauchemar en miniature qui passa de main en main au milieu de la foret, un vrombissement de couleurs et de mouvements. Une voix cria : « La chasse continue au nord de la ville ! Les helicopteres de la police convergent sur l’avenue 87 et Elm Grove Park ! » Granger hocha la tete. « C’est de la poudre aux yeux.

Vous les avez semes au bord du fleuve. Ils n’arrivent pas a l’admettre. Ils savent qu’ils ne peuvent pas tenir le public en haleine plus longtemps. Le spectacle doit courir vers sa conclusion ! S’ils se mettaient a passer ce maudit fleuve au peigne fin, ca risquerait de prendre toute la nuit. Alors ils essaient de denicher un bouc emissaire pour finir en beaute. Regardez. Ils vont attraper Montag dans cinq minutes !

— Mais comment...

— Regardez. » La camera a l’affut dans le ventre d’un helicoptere plongeait maintenant sur une rue deserte.

« Vous voyez ? murmura Granger. Ce sera vous ; juste au bout de cette rue se trouve notre victime. Vous voyez comment la camera procede ? Elle plante le decor. Suspense. Plan d’ensemble. En ce moment, un pauvre diable est en train de faire un petit tour a pied. Une rarete.

Un original. N’allez pas croire que la police n’est pas au courant des habitudes de ces droles d’oiseaux, ces types qui se promenent le matin, comme ca, pour rien, ou parce qu’ils souffrent d’insomnie. En tout cas, il figure dans les fichiers de la police depuis des mois, des annees.

On ne sait jamais quand ce genre d’information peut se reveler utile. Et aujourd’hui, c’est le cas, elle tombe a pic. Ca permet de sauver la face. Oh, mon Dieu, regardez ! » Les hommes assis aupres du feu se pencherent en avant.

Sur l’ecran, un homme apparut au coin d’une rue. Le Limier robot s’elanca dans le viseur. Les projecteurs de l’helicoptere cracherent une douzaine de colonnes lumineuses qui formerent une cage tout autour de l’homme.

Une voix cria : « Voila Montag ! Les recherches sont terminees ! » L’innocent s’immobilisa, ahuri, une cigarette allumee a la main. Il fixa de grands yeux sur le Limier, sans savoir ce que c’etait. Il ne le sut vraisemblablement a aucun moment. Il leva les yeux vers le ciel et le hurlement des sirenes. Les cameras piquerent. Le Limier bondit avec une synchronisation et un sens du tempo d’une incroyable beaute. Son aiguillon jaillit. Il resta un instant suspendu dans le vide, comme pour permettre a la foule des telespectateurs d’apprecier le moindre detail, le regard eperdu de la victime, la rue vide, l’animal d’acier pareil a une balle flairant sa cible.

« Pas un geste, Montag ! » lanca une voix venue du ciel.

La camera s’abattit sur la victime en meme temps que le Limier. Tous deux l’atteignirent simultanement. La victime fut saisie par le Limier et la camera dans un enorme etau de pattes greles. Et l’homme de hurler. Et de hurler. Et de hurler !

Fondu au noir.

Silence.

Tenebres. Montag laissa echapper un cri et se detourna.

Silence.

Puis, alors que les hommes, le visage depourvu d’expression, demeuraient assis autour du feu, un presentateur annonca sur l’ecran noir : « Les recherches sont terminees, Montag est mort ; un crime contre la societe vient d’etre venge. » Nuit noire.

« Nous allons maintenant vous emmener sous la coupole de l’Hotel Lux pour une demi-heure de Juste avant l’aube, une emission de... » Granger eteignit l’appareil.

« Ils n’ont pas montre nettement son visage. Vous avez remarque ? Meme vos meilleurs amis ne pourraient affirmer que c’etait vous. Ils ont brouille l’image juste ce qu’il faut pour laisser l’imagination prendre le relais.

Nom de Dieu, dit-il tout bas. Nom de Dieu. » Sans rien dire, Montag se retourna et s’assit, les yeux fixes sur l’ecran vide, tremblant de tous ses membres.

Granger lui posa une main sur le bras. « Bienvenue a l’homme revenu d’entre les morts. » Montag hocha la tete. Granger poursuivit : « Autant faire connaissance a present. Voici Fred Clement, ancien titulaire de la chaire Thomas Hardy a Cambridge avant que cette universite ne devienne une ecole d’ingenieurs atomistes. La, vous avez le docteur Simmons, de l’U.C.L.A., specialiste d’Ortega y Gasset ; la, le professeur West, a qui l’on doit des travaux non negligeables dans le domaine de la morale, une discipline devenue bien archaique, pour le compte de l’universite de Columbia ; la, le reverend Padover, qui a donne quelques conferences il y a une trentaine d’annees et a perdu ses ouailles de dimanche en diman che en raison de ses opinions. Ca fait maintenant un certain temps

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