Il fallait que l’un d’eux s’arrete. Ce ne serait certainement pas le soleil. Il semblait donc que ce dut etre Montag et ceux avec qui il travaillait encore quelques petites heures plus tot. Il fallait recommencer a economiser et a mettre de cote et il fallait que quelqu’un s’attache a sauvegarder l’acquis, d’une maniere ou d’une autre, dans les livres, dans les enregistrements, dans la tete des gens, par tous les moyens, pourvu qu’il soit en securite, a l’abri des mites, des poissons d’argent, de la pourriture seche et des porteurs d’allumettes. Le monde etait plein d’incendies de toutes sortes et de toutes tailles. La corporation des tisseurs d’amiante allait devoir rouvrir ses portes tres bientot.

Il sentit son talon heurter le fond, toucher des cailloux et de la rocaille, racler du sable. Le fleuve l’avait pousse vers la rive.

Il contempla l’immense creature noire sans yeux ni lumiere, sans forme, simple masse qui s’etendait sur des milliers de kilometres sans vouloir s’arreter, avec ses collines herbues et ses forets qui l’attendaient.

Il hesitait a abandonner le confort du courant. Il craignait de tomber sur le Limier. Les arbres pouvaient brusquement ployer sous la bourrasque des helicopteres.

Mais il n’y avait que l’innocente brise d’automne, tout la-haut, qui allait son chemin comme un autre fleuve.

Pourquoi le Limier ne poursuivait-il pas sa course ?

Pourquoi les recherches avaient-elles oblique vers la terre ? Montag tendit l’oreille. Rien. Rien.

Millie, pensa-t-il. Toute cette campagne. Ecoute-la !

Rien de rien. Tant de silence, Millie, je me demande comment tu supporterais ca. Crierais-tu : « Tais-toi, la ferme ! » Millie, Millie. Et il se sentit envahi de tristesse.

Millie n’etait pas la, le Limier non plus, mais l’odeur de foin sec qui soufflait de quelque champ lointain le deposa a terre. Il se souvint d’une ferme qu’il avait visitee quand il etait tres jeune, une des rares fois ou il avait decouvert que, quelque part derriere les sept voiles de l’irrealite, au-dela des murs des salons et des douves en fer-blanc de la ville, des vaches ruminaient, des cochons se vautraient dans des mares tiedes a midi, des chiens aboyaient apres des moutons blancs sur une colline.

A present, l’odeur qui lui parvenait, le mouvement des flots, lui donnaient envie de s’endormir sur du foin fraichement coupe dans une grange a l’ecart du vacarme des autoroutes, derriere une ferme silencieuse, au pied d’une vieille eolienne ronronnant comme le passage des annees au-dessus de sa tete. Il restait toute la nuit dans le fenil, ecoutant au loin les animaux, les insectes, les arbres, les mouvements et deplacements furtifs.

Durant la nuit, songea-t-il, il entendrait en bas comme un bruit de pas. Il se raidirait et se redresserait. Le bruit s’eloignerait. Alors il se recoucherait, regarderait par la lucarne, tres tard dans la nuit, et verrait les lumieres s’eteindre dans la ferme jusqu’a ce qu’une tres jeune et tres belle femme vienne s’asseoir a une fenetre plongee dans l’obscurite pour natter ses cheveux. Il aurait du mal a la distinguer, mais son visage ressemblerait a celui d’une jeune fille qu’il avait rencontree autrefois, il y avait si longtemps, la jeune fille qui savait prevoir le temps et n’etait jamais brulee par les lucioles, la jeune fille qui savait ce que signifiait le jaune laisse par une fleur de pissenlit dont on s’etait frotte le menton. Puis elle disparaitrait de la tiedeur de la fenetre pour reapparaitre a l’etage, dans sa chambre badigeonnee de lune. Puis, au bruit de la mort, au bruit des avions a reaction dechirant le ciel en deux morceaux noirs jusqu’a l’horizon et audela, il resterait allonge dans le fenil, cache, hors d’atteinte, a regarder ces etranges nouvelles etoiles surgies au bord de la terre, fuyant les couleurs tendres de l’aube.

Au matin, il ne serait pas en manque de sommeil, car la chaleur des odeurs et des spectacles de toute une nuit a la campagne l’aurait repose, gave de sommeil, tandis qu’il avait les yeux ouverts et que ses levres, quand il songeait a y porter la main, dessinaient un demi-sourire.

Et la, au bas de l’escalier du fenil, l’attendrait cette chose incroyable. Dans la lueur rose du petit matin, en prenant toutes ses precautions, il descendrait les marches, a ce point conscient du monde qu’il en serait effraye, et resterait debout devant le petit miracle avant de se pencher pour le toucher.

Un verre de lait frais, des pommes et des poires poses la, au bas de l’escalier.

C’etait exactement ce qu’il desirait pour l’instant. Un signe que le vaste monde l’acceptait et lui offrait le temps necessaire pour reflechir a tout ce qui exigeait reflexion.

Un verre de lait, une pomme, une poire.

Il s’arracha au fleuve.

La terre se rua vers lui comme un raz de maree. Il se sentit ecrase par l’obscurite, par le regard de la campagne et les milliers d’odeurs charriees par le vent qui lui glacait le corps. Il recula sous le deferlement courbe des tenebres, des sons et des odeurs, les oreilles bourdonnantes. Il tourna sur lui-meme. Les etoiles pleuvaient dans ses yeux comme des meteores en flammes. Il eut envie de replonger dans le fleuve et de se laisser tranquillement emporter au gre du courant. Cette terre sombre qui se dressait la lui rappelait le jour ou, enfant, alors qu’il se baignait, surgie de nulle part, la plus grosse vague de memoire d’homme l’avait precipite dans une boue salee et de vertes tenebres, la gorge et les narines brulees par l’eau de mer, l’estomac revulse, un hurlement aux levres ! Trop d’eau !

Trop de terre !

Du mur noir devant lui sortit un murmure. Une forme.

Dans la forme, deux yeux. La nuit le regardait. La foret l’observait.

Le Limier !

Apres avoir tant couru, sue toute l’eau de son corps, s’etre a demi noye, arriver si loin, l’emporter de haute lutte, se croire en securite, soupirer de soulagement, reprendre pied sur la terre ferme, pour finalement se retrouver devant...

Le Limier !

Montag poussa un ultime cri de detresse, comme si tout cela etait trop pour un seul homme.

La forme se volatilisa. Les yeux disparurent. Les tas de feuilles s’envolerent en une pluie seche.

Montag etait seul au milieu de la nature.

Un daim. Il sentit le lourd parfum musque auquel se melaient une pointe de sang et les effluves poisseux du souffle de l’animal, odeur de cardamome, de mousse et d’herbe de Saint-Jacques dans cette nuit immense ou les arbres se precipitaient sur lui, reculaient, se precipitaient, reculaient, au rythme du battement de son c?ur derriere ses yeux. Des milliards de feuilles devaient joncher le sol ; il se mit a patauger dans cette riviere seche qui sentait le clou de girofle et la poussiere chaude. Et les autres odeurs !

De partout s’elevait un arome de pomme de terre coupee, cru, froid, tout blanc d’avoir passe la plus grande partie de la nuit sous la lune. Il y avait une odeur de cornichons sortis de leur bocal, de persil en bouquet sur la table. Un parfum jaune pale de moutarde en pot. Une odeur d’?illets venue du jardin d’a cote. Il abaissa la main et sentit une herbe l’effleurer d’une caresse d’enfant. Ses doigts sentaient la reglisse.

Il s’arreta pour respirer, et plus il respirait la terre, plus il en interiorisait les moindres details. Il n’etait plus vide. Il y avait ici largement de quoi le remplir. Il y en aurait toujours plus que largement.

Il repartit en trebuchant dans la nappe de feuilles.

Et au milieu de ce monde etrange, un detail familier.

Son pied heurta un obstacle qui rendit un bruit mat.

Il tata le sol de la main sur un metre de ce cote-ci, un metre de ce cote-la.

La voie ferree.

Les rails qui s’echappaient de la ville pour rouiller a travers la campagne, dans les bois et les forets desormais deserts qui longeaient le fleuve.

C’etait le chemin conduisant la ou il allait, ou que ce fut. C’etait le seul element familier, le charme magique qu’il aurait probablement besoin de toucher, de sentir sous ses pieds durant quelque temps, au cours de sa progression au milieu des ronciers et des lacs d’odeurs, d’impressions et de sensations tactiles, parmi les chuchotements et les remous des feuilles.

Il s’engagea sur la voie ferree.

Et fut surpris de voir a quel point il etait certain d’un fait unique dont il lui etait impossible d’avoir la preuve.

Un jour, autrefois, Clarisse avait marche la ou il etait en train de marcher.

Une demi-heure plus tard, transi, alors qu’il suivait prudemment les rails, pleinement conscient de la totalite de son corps, le visage, la bouche, les yeux satures d’obscurite, les oreilles de sons, les jambes irritees par la bardane et les chardons, il apercut un feu droit devant lui.

Le feu disparut, puis redevint visible, a la facon d’un clin d’?il. Il s’arreta, craignant de l’eteindre par son

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