gemissement des generations passees qui se mele aux voix harmonieuses des spheres elevees ou tout est lumiere et amour. Veille-je ? Suis-je encore endormi ? Ai-je garde mes yeux de sommeil, ces yeux devant lesquels de lumineux espaces se reculent indefiniment, et qui suivent les espaces ? Malgre le froid de la nuit, ma tete est encore en feu. Allons au presbytere ! entre le pasteur et sa fille, je pourrai rasseoir mes idees.

Mais il ne quitta pas encore la place d’ou il pouvait plonger dans le salon de Seraphita. Cette mysterieuse creature semblait etre le centre rayonnant d’un cercle qui formait autour d’elle une atmosphere plus etendue que ne l’est celle des autres etres : quiconque y entrait, subissait le pouvoir d’un tourbillon de clartes et de pensees devorantes. Oblige de se debattre contre cette inexplicable force, Wilfrid n’en triompha pas sans de grands efforts ; mais, apres avoir franchi l’enceinte de cette maison, il reconquit son libre arbitre, marcha precipitamment vers le presbytere, et se trouva bientot sous la haute voute en bois qui servait de peristyle a l’habitation de monsieur Becker. Il ouvrit la premiere porte garnie de noever, contre laquelle le vent avait pousse la neige, et frappa vivement a la seconde en disant :

— Voulez-vous me permettre de passer la soiree avec vous, monsieur Becker ?

— Oui, crierent deux voix qui confondirent leurs intonations.

En entrant dans le parloir, Wilfrid revint par degres a la vie reelle. Il salua fort affectueusement Minna, serra la main de monsieur Becker, promena ses regards sur un tableau dont les images calmerent les convulsions de sa nature physique, chez laquelle s’operait un phenomene comparable a celui qui saisit parfois les hommes habitues a de longues contemplations. Si quelque pensee vigoureuse enleve sur ses ailes de Chimere un savant ou un poete, et l’isole des circonstances exterieures qui l’enserrent ici-bas, en le lancant a travers les regions sans bornes ou les plus immenses collections de faits deviennent des abstractions, ou les plus vastes ouvrages de la nature sont des images ; malheur a lui si quelque bruit soudain frappe ses sens et rappelle son ame voyageuse dans sa prison d’os et de chair. Le choc de ces deux puissances, le Corps et l’Esprit, dont l’une participe de l’invisible action de la foudre, et dont l’autre partage avec la nature sensible cette molle resistance qui defie momentanement la destruction ; ce combat, ou mieux cet horrible accouplement engendre des souffrances inouies. Le corps a redemande la flamme qui le consume, et la flamme a ressaisi sa proie. Mais cette fusion ne s’opere pas sans les bouillonnements, sans les explosions et les tortures dont les visibles temoignages nous sont offerts par la Chimie quand se separent deux principes ennemis qu’elle s’etait plu a reunir. Depuis quelques jours, lorsque Wilfrid entrait chez Seraphita, son corps y tombait dans un gouffre. Par un seul regard, cette singuliere creature l’entrainait en esprit dans la sphere ou la Meditation entraine le savant, ou la Priere transporte l’ame religieuse, ou la Vision emmene un artiste, ou le Sommeil emporte quelques hommes ; car a chacun sa voix pour aller aux abimes superieurs, a chacun son guide pour s’y diriger, a tous la souffrance au retour. La seulement se dechirent les voiles et se montre a nu la Revelation, ardente et terrible confidence d’un monde inconnu, duquel l’esprit ne rapporte ici-bas que des lambeaux. Pour Wilfrid, une heure passee pres de Seraphita ressemblait souvent au songe qu’affectionnent les theriakis, et ou chaque papille nerveuse devient le centre d’une jouissance rayonnante. Il sortait brise comme une jeune fille qui s’est epuisee a suivre la course d’un geant. Le froid commencait a calmer par ses flagellations aigues la trepidation morbide que lui causait la combinaison de ses deux natures violemment disjointes ; puis, il revenait toujours au presbytere, attire pres de Minna par le spectacle de la vie vulgaire duquel il avait soif, autant qu’un aventurier d’Europe a soif de sa patrie, quand la nostalgie le saisit au milieu des feeries qui l’avaient seduit en Orient. En ce moment, plus fatigue qu’il ne l’avait jamais ete, cet etranger tomba dans un fauteuil, et regarda pendant quelque temps autour de lui, comme un homme qui s’eveille. Monsieur Becker, accoutume sans doute, aussi bien que sa fille, a l’apparente bizarrerie de leur hote, continuerent tous deux a travailler.

Le parloir avait pour ornement une collection des insectes et des coquillages de la Norwege. Ces curiosites, habilement disposees sur le fond jaune du sapin qui boisait les murs, y formaient une riche tapisserie a laquelle la fumee de tabac avait imprime ses teintes fuligineuses. Au fond, en face de la porte principale, s’elevait un poele enorme en fer forge qui, soigneusement frotte par la servante, brillait comme s’il eut ete d’acier poli.

Assis dans un grand fauteuil en tapisserie, pres de ce poele, devant une table, et les pieds dans une espece de chanceliere, monsieur Becker lisait un in-folio place sur d’autres livres comme sur un pupitre ; a sa gauche etaient un broc de biere et un verre ; a sa droite brulait une lampe fumeuse entretenue par de l’huile de poisson. Le ministre paraissait age d’une soixantaine d’annees. Sa figure appartenait a ce type affectionne par les pinceaux de Rembrandt : c’etait bien ces petits yeux vifs, enchasses par des cercles de rides et surmontes d’epais sourcils grisonnants, ces cheveux blancs qui s’echappent en deux lames floconneuses de dessous un bonnet de velours noir, ce front large et chauve, cette coupe de visage que l’ampleur du menton rend presque carree ; puis ce calme profond qui denote a l’observateur une puissance quelconque, la royaute que donne l’argent, le pouvoir tribunitien du bourgmestre, la conscience de l’art, ou la force cubique de l’ignorance heureuse. Ce beau vieillard, dont l’embonpoint annoncait une sante robuste, etait enveloppe dans sa robe de chambre en drap grossier simplement orne de la lisiere. Il tenait gravement a sa bouche une longue pipe en ecume de mer, et lachait par temps egaux la fumee du tabac en en suivant d’un ?il distrait les fantasques tourbillons, occupe sans doute a s’assimiler par quelque meditation digestive les pensees de l’auteur dont les ?uvres l’occupaient. De l’autre cote du poele et pres d’une porte qui communiquait a la cuisine, Minna se voyait indistinctement dans le brouillard produit par la fumee, a laquelle elle paraissait habituee. Devant elle, sur une petite table, etaient les ustensiles necessaires a une ouvriere : une pile de serviettes, des bas a raccommoder, et une lampe semblable a celle qui faisait reluire les pages blanches du livre dans lequel son pere semblait absorbe. Sa figure fraiche a laquelle des contours delicats imprimaient une grande purete s’harmoniait avec la candeur exprimee sur son front blanc et dans ses yeux clairs. Elle se tenait droit sur sa chaise en se penchant un peu vers la lumiere pour y mieux voir, et montrait a son insu la beaute de son corsage. Elle etait deja vetue pour la nuit d’un peignoir en toile de coton blanche. Un simple bonnet de percale, sans autre ornement qu’une ruche de meme etoffe, enveloppait sa chevelure. Quoique plongee dans quelque contemplation secrete, elle comptait, sans se tromper, les fils de sa serviette, ou les mailles de son bas. Elle offrait ainsi l’image la plus complete, le type le plus vrai de la femme destinee aux ?uvres terrestres, dont le regard pourrait percer les nuees du sanctuaire, mais qu’une pensee a la fois humble et charitable maintient a hauteur d’homme. Wilfrid s’etait jete sur un fauteuil, entre ces deux tables, et contemplait avec une sorte d’ivresse ce tableau plein d’harmonies auquel les nuages de fumee ne messeyaient point. La seule fenetre qui eclairat ce parloir pendant la belle saison etait alors soigneusement close. En guise de rideaux, une vieille tapisserie, fixee sur un baton, pendait en formant de gros plis. La, rien de pittoresque, rien d’eclatant, mais une simplicite rigoureuse, une bonhomie vraie, le laissez-aller de la nature, et toutes les habitudes d’une vie domestique sans troubles ni soucis. Beaucoup de demeures ont l’apparence d’un reve, l’eclat du plaisir qui passe semble y cacher des ruines sous le froid sourire du luxe ; mais ce parloir etait sublime de realite, harmonieux de couleur, et reveillait les idees patriarcales d’une vie pleine et recueillie. Le silence n’etait trouble que par les trepignements de la servante occupee a preparer le souper, et par les frissonnements du poisson seche qu’elle faisait frire dans le beurre sale, suivant la methode du pays.

— Voulez-vous fumer une pipe ? dit le pasteur en saisissant un moment ou il crut que Wilfrid pouvait l’entendre.

— Merci, cher monsieur Becker, repondit-il.

— Vous semblez aujourd’hui plus souffrant que vous ne l’etes ordinairement, lui dit Minna frappee de la faiblesse que trahissait la voix de l’etranger.

— Je suis toujours ainsi quand je sors du chateau.

Minna tressaillit.

— Il est habite par une etrange personne, monsieur le pasteur, reprit-il apres une pause. Depuis six mois que je suis dans ce village, je n’ai point ose vous adresser de questions sur elle, et suis oblige de me faire violence aujourd’hui pour vous en parler.

J’ai commence par regretter bien vivement de voir mon voyage interrompu par l’hiver, et d’etre force de demeurer ici ; mais depuis ces deux derniers mois, chaque jour les chaines qui m’attachent a Jarvis, se sont plus fortement rivees, et j’ai peur d’y finir mes jours. Vous savez comment j’ai rencontre Seraphita, quelle impression me firent son regard et sa voix, enfin, comment je fus admis chez elle qui ne veut recevoir personne.

Des le premier jour, je revins ici pour vous demander des renseignements sur cette creature mysterieuse. La commenca pour moi cette serie d’enchantements…

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