D’une poche de sa veste, elle sortit un bipeur au boitier noir.
— Au moindre changement, il se declenche.
— Bien dormi ?
— Pas mal.
— Eh bien, pas moi. D’puis combien de temps vous bossez pour Kid Afrika, Cherry ?
— Pas loin d’une semaine.
— Z’etes vraiment auxiliaire medicale ?
Elle haussa les epaules.
— Suffisamment pour m’occuper du Comte.
— Le Comte ?
— Comte, ouais. Comme ca que le Kid l’a appele, une fois.
Petit Oiseau frissonna. Il n’avait pas encore eu le temps d’utiliser ses instruments de coiffeur et ses cheveux partaient dans tous les sens. Il hasarda :
— Et si c’etait… un vampire ?
Cherry le devisagea.
— C’t’une blague ?
Les yeux agrandis, Petit Oiseau hocha la tete avec solennite.
Cherry lorgna la Ruse.
— Votre pote, la, il aurait pas une case en moins ?
— Pas de vampires, dit la Ruse a Petit Oiseau. C’est pas un truc reel, pige ? Y en a juste que dans les stims. Ce mec n’est pas un vampire, vu ?
Petit Oiseau acquiesca lentement, l’air pas du tout rassure, tandis que le vent gonflait le taud de plastique devant la lumiere laiteuse.
Il essaya de consacrer au Juge une matinee de travail mais Petit Oiseau s’etait une fois encore evapore et l’image de la silhouette sur la civiere ne cessait de le hanter. Il faisait trop froid ; il faudrait qu’il tire une ligne depuis le territoire de Gentry, a l’etage, pour installer des aerothermes. Mais ca voulait dire des marchandages en perspective avec Gentry pour le courant. Le jus appartenait a ce dernier parce que c’etait lui qui savait comment le detourner de l’Electro-nucleaire.
La Ruse allait sur son troisieme hiver a la Fabrique mais a son arrivee, Gentry y etait installe depuis quatre ans deja. La Ruse avait pas mal travaille du chalumeau et du poste a souder, au debut, parce que Gentry voulait agrandir. Une fois installe le loft de Gentry, la Ruse avait herite de la piece ou il avait loge Cherry et l’homme que (disait-elle) le Kid appelait le Comte. Gentry estimait que la Fabrique lui appartenait, parce qu’il en etait le premier occupant, et qu’il avait reussi a y amener l’electricite sans que la compagnie en sache rien. Mais la Ruse avait fait tout un tas de boulots que Gentry n’aurait jamais voulu faire lui-meme – s’occuper de l’approvisionnement, par exemple –, et si jamais un truc important tombait en panne, s’il y avait un court-jus ou si le filtre se colmatait, c’etait la Ruse qui avait les outils et faisait la reparation.
Gentry n’aimait pas les gens. Il passait des journees entieres avec ses consoles, ses orgues FX, ses holoprojecteurs, et ne sortait que lorsqu’il avait faim. La Ruse n’arrivait pas a comprendre ce qu’il essayait de faire, mais il lui enviait l’etroitesse de son obsession. Rien n’atteignait Gentry. Et surement pas Kid Afrika, car jamais Gentry ne serait alle a Atlantic City se fourrer dans la merde pour devenir le debiteur du Kid.
Il entra dans sa chambre sans frapper et decouvrit Cherry en train de laver la poitrine de l’homme avec une eponge, les mains protegees par des gants blancs jetables. Elle avait monte le rechaud a gaz de la piece ou ils faisaient la cuisine et mis l’eau a chauffer dans un saladier en acier.
Il se forca a regarder le visage pince, les levres flasques, juste assez entrouvertes pour reveler des dents jaunes de fumeur. C’etait un visage sorti de la rue, de la foule, le genre de visage qu’on voyait dans n’importe quel bar.
Elle leva les yeux pour regarder la Ruse.
Il s’assit au bord du lit sur lequel elle avait ouvert son sac de couchage pour l’etaler a plat comme une couverture, en bordant l’extremite dechiree.
— Faut qu’on cause, Cherry. Qu’on mette ca au clair, vous voyez ?
Elle pressa l’eponge au-dessus du saladier.
— Comment en etes-vous venue a frequenter Kid Afrika ?
Elle glissa l’eponge dans une trousse qu’elle rangea au fond du sac en nylon qu’elle avait sorti du glisseur de Kid. En l’observant, la Ruse se rendit compte qu’elle ne faisait aucun geste inutile et qu’elle ne semblait pas avoir besoin de reflechir a ce qu’elle faisait.
— Vous connaissez une boite appelee Chez Moby Jane ?
— Non.
— Un relais, a la sortie de l’autoroute. J’avais un copain qu’etait patron la-bas, il faisait ca depuis peut-etre un mois, quand je m’y pointe avec lui. Moby Jane, elle se pose vraiment la ; elle reste en permanence dans l’arriere-salle de sa boite, immergee dans une cuve avec cette perfusion de morphine en intraveineuse dans le bras et c’est
— Que genre de probleme ?
— Le genre habituel, d’accord ? Vous voulez entendre cette histoire, oui ou non ? Donc, Spencer m’affranchit sur l’epouvantable condition de la proprietaire, vous voyez ? Alors, vous comprenez, la derniere chose que je voulais voir ebruiter, c’etait mon boulot d’auxiliaire medicale, sinon j’etais bonne pour changer les filtres de sa cuve et balancer de la morphine-base dans ses deux cents kilos de barbaque psychotique et hallucinee. Alors, a la place, ils m’ont placee en salle, a mettre la table et servir les bieres. Impec. Z’ont de la bonne musique, la-bas. Un peu dur au debut, mais pas de probleme parce que les gens savaient que j’etais avec Spencer. Sauf que je me reveille un beau jour et que Spencer s’est barre. En prime, il se trouve qu’il a emporte une bonne partie de leur fric. (Tout en parlant, elle essuyait le torse du dormeur, a l’aide d’une couche epaisse de papier blanc absorbant.) Alors, ils me tabassent un peu. (Elle leva les yeux sur lui, haussa les epaules.) Et la-dessus, voila qu’ils me disent ce qu’ils vont me faire. Ils vont me ligoter les mains dans le dos et me flanquer dans la cuve avec Moby Jane en montant sa dose au maximum tout en lui expliquant qu’elle s’est fait arnaquer par mon petit copain… (Elle jeta dans le recipient la serviette humide.) Alors, ils me bouclent dans le placard, le temps que je reflechisse avant qu’ils se decident. Seulement, quand les portes s’ouvrent, c’est Kid Afrika qui est la. Je ne l’avais jamais vu auparavant. « Miss Chesterfield, me dit-il, j’ai toutes raisons de croire que vous etiez jusqu’a tout recemment une auxiliaire medicale diplomee. »
— Alors, il vous a fait une proposition.
— Proposition, mon cul. Il a simplement verifie mes papiers et m’a sortie de la, illico. Faut dire aussi qu’il n’y avait pas un chat dans le secteur et qu’on etait samedi apres-midi. Il m’a amenee dans le parking, y avait cet aeroglisseur qui etait gare la, avec les cranes sur le devant, deux grands Noirs baraques qui nous attendaient, mais enfin, moi j’etais prete a sauter sur tout ce qui m’aurait permis de mettre le maximum de distance entre cette cuve et moi.
— Y’avait notre copain a l’arriere ?
— Non. (Elle retirait les gants.) Y nous a fait repasser par Cleveland, dans cette banlieue. De grandes baraques anciennes mais avec des pelouses en friche et toutes pelees. S’est dirige vers une batisse vachement bien gardee, je suppose que c’etait la sienne. Celui-ci (et elle remonta le sac de couchage bleu jusqu’au menton de l’homme), il etait dans une chambre. J’ai du m’y mettre tout de suite. Kid m’a dit qu’il me paierait bien.
— Et vous saviez qu’il vous conduirait dans ce coin perdu, au milieu de la Solitude ?
— Non. J’crois pas qu’il savait non plus. Quelque chose s’est produit. Il est revenu le lendemain en annoncant qu’on partait. Je crois qu’un truc lui flanquait la trouille. C’est a ce moment qu’il l’a appele comme ca, le Comte. Parce qu’il etait en colere et, je crois bien meme, effraye. « Le Comte et son putain de LF », qu’il disait.
— Son quoi ?
— « LF ».