— Votre probleme, ma chere, c’est que vous n’avez jamais appris a deleguer ; vous voulez toujours tout faire seule.

— Ecoute, connard, je sais d’ou tu sors, et je sais comment t’es arrive ici, et je veux pas savoir jusqu’ou t’as du enfoncer ta langue dans le cul de Yanaka ou de n’importe qui pour y parvenir. Sarakin !

Kumiko n’avait jamais encore entendu ce mot.

— J’ai encore eu de leurs nouvelles, dit Swain, d’une voix egale, sur le ton de la conversation. Elle est toujours sur la cote mais on dirait qu’elle s’apprete a partir. Vers l’Est, tres probablement. Pour regagner votre ancien manoir. Je crois que c’est notre meilleure carte, franchement. La maison est impossible. Il y a assez de vigiles sur ce bout de terrain pour arreter une armee de bonne taille…

— Vous essayez encore de me raconter que c’est un simple enlevement, Roger ? De me dire qu’ils vont la sequestrer pour demander une rancon ?

— Non. On n’a pas parle de la rendre contre de l’argent.

— Alors, pourquoi ne l’engagent-ils pas, cette armee ? N’ont aucune raison de s’arreter a mi-chemin, pas vrai ? Pourraient utiliser des mercenaires, pas vrai ? Les specialistes du kidnapping qu’emploient les multinationales. Elle ne constitue pas une cible bien difficile, certainement pas plus que certains chercheurs de haut niveau. Merde, faut mettre des pros dans le coup…

— Pour la centieme fois, je vous repete que ce n’est pas ce qu’ils veulent. Ce qu’ils veulent, c’est vous.

— Roger, par quoi vous tiennent-ils, vous, hein ? Je veux dire, est-ce que vous ignorez vraiment par quoi ils me tiennent, moi ?

— Oui, je l’ignore. Mais en prenant mon cas personnel, je peux hasarder une hypothese…

— Ouais ?

— Tout.

Pas de reponse.

— Il y a une autre approche, reprit-il. Qui est apparue aujourd’hui. Ils veulent donner l’impression qu’on l’a eliminee.

— Quoi ?

— Ils veulent faire croire qu’on l’a tuee.

— Et comment est-on censes y parvenir ?

— Ils nous fourniront un corps.

— Je suppose, intervint Colin, qu’elle a quitte la piece sans autre commentaire : l’enregistrement s’acheve ici.

10. LA FORME

Il passa une heure a verifier les roulements de la scie puis les lubrifia de nouveau. Il faisait deja trop froid pour bosser ; il faudrait qu’il se decide a chauffer la piece ou il rangeait les autres, les Enqueteurs, le Hache-corps et la Sorciere. Ce qui en soi suffirait a bouleverser son arrangement avec Gentry, mais ce n’etait qu’un point mineur par rapport a l’autre probleme : expliquer son accord avec Kid Afrika et justifier la presence de deux etrangers dans la Fabrique. Il n’y avait pas moyen de discuter avec Gentry ; c’etait lui qui fournissait le jus parce que c’etait lui qui le soutirait a l’Electro-nucleaire ; sans ses passes mensuelles a la console, sans les mouvements rituels qui permettaient de continuer a faire croire a la Compagnie que la Fabrique etait situee ailleurs, chez un autre abonne qui reglait la facture, ils n’auraient pas d’electricite du tout.

Et Gentry etait de toute facon si bizarre, songea-t-il, en sentant craquer ses genoux quand il se releva, tout en sortant de sa poche de blouson la telecommande du Juge. Gentry etait convaincu que le cyberspace avait une Forme, une structure globale. Ce n’etait pas une idee particulierement bizarre en soi, mais Gentry avait cette conviction obsessionnelle que la Forme etait d’une importance primordiale. L’apprehension de la Forme etait devenue sa quete du Graal.

La Ruse avait un jour stime une sequence Senso/Rezo sur la forme de l’univers ; pour lui, l’univers representait tout ce qui existe, alors comment pouvait-il avoir une forme ? S’il en avait une, alors quelque chose autour devait la contenir, non ? Et si ce quelque chose existait, alors ne faisait-il pas egalement partie de l’univers ? C’etait exactement le genre de raisonnement dans lequel il valait mieux eviter de se lancer avec Gentry, parce que Gentry etait du genre a vous emmeler inextricablement les idees. Pour la Ruse, le cyberspace n’avait, de toute facon, aucun rapport avec l’univers ; ce n’etait qu’un moyen de representer des donnees. L’Electro- nucleaire avait toujours ressemble a une grosse pyramide azteque rouge, mais si les gens de l’Electro-nucleaire le voulaient, ils pouvaient lui donner n’importe quel aspect. De plus, chaque entreprise etait proprietaire de son image. Alors, comment s’imaginer que la matrice dans son ensemble puisse avoir une forme particuliere ? Et meme dans ce cas, cela devait-il obligatoirement signifier quelque chose ?

Il effleura l’interrupteur du boitier de commande ; a dix metres de la, le Juge gronda et trembla.

Henry la Ruse detestait le Juge. Un truc que les critiques d’art ne comprenaient jamais. Ca ne voulait pas dire qu’il n’avait pas eu de plaisir a le construire, a l’avoir sorti de lui et materialise afin de pouvoir le contempler, le surveiller et, au bout du compte, etre en quelque sorte libere de son concept, mais ca n’equivalait certainement pas a l’aimer.

Haut de pres de quatre metres, avec des epaules de deux metres de large, depourvu de tete, le Juge se dressait, tremblant, dans sa carapace en patchwork couleur de rouille un peu passee. Il etait parvenu a obtenir cette apparence a l’aide de produits chimiques et d’abrasifs, et il avait applique ce traitement sur presque tout l’engin ; mis a part les froides dents des scies circulaires et les surfaces reflechissantes des articulations, tout le reste du Juge avait cette teinte, ce fini, pareils a ceux d’un tres vieil outil soumis a un rude emploi quotidien.

Il poussa sur le manche a balai et le Juge fit un pas, puis un autre. Les gyros marchaient a la perfection ; meme avec un bras en moins, la chose evoluait avec une terrifiante dignite, bien campee sur ses enormes pieds.

La Ruse sourit dans la penombre de la Fabrique tandis que le Juge approchait de son pas lourd, une-deux, une-deux. Il pouvait se rememorer la moindre etape de sa construction, s’il le desirait ; ce travail de la memoire lui procurait le reconfort dont il avait besoin.

Il y avait eu une periode ou il etait devenu incapable de se souvenir de quoi que ce soit.

C’etait pour cela qu’il avait construit le Juge, parce qu’il avait fait des aneries – des vetilles, mais il s’etait fait pincer, deux fois – et on l’avait juge pour ca, et condamne, et puis la sentence avait ete executee et il ne pouvait plus rien se rappeler, plus rien du tout, plus de cinq minutes d’affilee. Vole des voitures. Vole des voitures aux gens riches : c’etait son seul souvenir. Ils s’arrangeaient pour qu’on n’oublie pas son forfait.

Maniant le manche a balai, il fit pivoter le Juge et l’envoya dans la salle voisine, par une allee entre deux rangees de socles en beton taches d’humidite qui avaient autrefois supporte des tours et des postes de soudure a l’arc. Tout en haut, dans la penombre des cornieres poussiereuses, pendaient des rampes d’eclairage mortes ou nichaient parfois les oiseaux.

La Korsakov, c’etait le nom du traitement qu’ils faisaient subir a vos neurones pour empecher la memoire a court terme de s’y impregner. De sorte que le temps qu’on purgeait etait du temps perdu, mais il avait entendu dire qu’ils ne l’appliquaient plus, du moins plus systematiquement, pour le vol qualifie. Les gens qui ne l’avaient jamais subie trouvaient ca plutot sympa, la taule et ensuite on efface tout, mais ca ne marchait pas du tout ainsi. Quand il etait sorti, quand c’avait ete termine – trois annees etirees en une longue et vague chaine clignotante de terreur et de confusion decoupee en intervalles de cinq minutes, et c’etaient moins des intervalles que des transitions dont on se souvenait… Quand c’avait ete termine, il avait eu besoin de construire la Sorciere, le Hache-corps, puis les Enqueteurs et, finalement, aujourd’hui, le Juge.

Tandis qu’il guidait celui-ci pour lui faire gravir la rampe vers la salle ou l’attendaient les autres, il entendit Gentry faire vrombir son moteur, dehors, sur la Chienne de Solitude.

Les gens mettaient Gentry mal a l’aise, songea la Ruse en se dirigeant vers l’escalier, et c’etait reciproque. Les etrangers sentaient la Forme bruler derriere les yeux de Gentry ; son idee fixe deteignait sur tous ses actes. La Ruse ne savait pas du tout comment il se debrouillait lors de ses virees a la Conurb ; peut-etre qu’il rencontrait

Вы читаете Mona Lisa s'eclate
Добавить отзыв
ВСЕ ОТЗЫВЫ О КНИГЕ В ИЗБРАННОЕ

0

Вы можете отметить интересные вам фрагменты текста, которые будут доступны по уникальной ссылке в адресной строке браузера.

Отметить Добавить цитату