simplement des gens aussi allumes que lui, des solitaires errant aux franges des marches de la drogue et du logiciel. Le sexe ne semblait pas du tout le preoccuper, c’etait au point que la Ruse n’arrivait pas a s’imaginer ses eventuels penchants au cas ou la chose l’aurait soudain interesse.
Pour la Ruse le sexe etait le principal inconvenient de la Solitude, surtout l’hiver. L’ete, parfois, il pouvait trouver une fille dans un bled pourri quelconque ; c’etait d’ailleurs ce qui l’avait mene a Atlantic City et conduit a etre le debiteur du Kid. Ces derniers temps, il avait fini par se dire que la meilleure solution etait encore de se concentrer sur son travail mais, en grimpant l’escalier metallique branlant de la passerelle qui menait au domaine de Gentry, il se surprit a se demander a quoi pouvait ressembler Cherry Chesterfield sous toutes ses superpositions de vetements. Il songeait a ses mains, si nettes et vives, mais cela lui evoqua aussitot le visage inconscient de l’homme sur la civiere, le tube introduit dans sa narine gauche, Cherry occupee a eponger ses joues creuses avec une serviette en papier ; l’image le fit grimacer.
— Eh, Gentry… lanca-t-il dans le vide metallique de la Fabrique, je monte…
Il y avait trois choses chez Gentry qui n’etaient pas seches, etroites et fines : ses yeux, ses levres et ses cheveux. Grands et pales, ses yeux passaient du gris au bleu, selon la lumiere ; ses levres etaient pleines et mobiles ; ses cheveux ramenes en arriere formaient une grande queue blonde ebouriffee qui oscillait lorsqu’il marchait. Sa minceur n’etait en rien comparable a l’emaciation de l’Oiseau, resultat d’une alimentation carencee et de nerfs malades ; Gentry etait simplement etroit de carrure, avec des muscles denses sans un gramme de graisse. Sa tenue etait a l’avenant : cuir noir brode de perles noires. Un style que la Ruse avait connu au temps ou il faisait partie des Diacres bleus. Les perles, surtout, lui donnaient a penser que Gentry avait la trentaine : a peu pres le meme age que lui.
Gentry le regarda passer la porte et deboucher sous l’eclat des dix ampoules de cent watts, en s’arrangeant pour bien lui faire comprendre qu’il etait un nouvel obstacle entre lui et la Forme. Gentry etait en train de deposer une paire de sacoches de moto sur la longue table d’acier ; elles semblaient lourdes.
La Ruse avait pas mal scie et soude pour Gentry au cours de son premier ete sur la Chienne de Solitude. Il avait decoupe des panneaux de toiture, etaye la ou c’etait necessaire, recouvert les trous de feuilles de plastique rigide, puis jointoye au silicone les lucarnes ainsi ouvertes. La-dessus, Gentry etait arrive avec un masque, un pulverisateur et quatre-vingts litres de peinture au latex blanche ; il ne s’etait pas soucie de nettoyer ou de depoussierer quoi que ce soit, appliquant simplement une epaisse couche de peinture sur toute la poussiere, la crasse et les fientes de pigeon sechees, engluant en quelque sorte le tout, et repassant plusieurs couches jusqu’a ce que ce soit plus ou moins blanc. Il avait tout peint, sauf les lucarnes, puis la Ruse avait commence a hisser au palan le materiel reste au rez-de-chaussee de la Fabrique : une petite cargaison d’ordinateurs, de consoles de cyberspace ; une vieille table d’holoprojection, enorme, qui avait failli faire peter le treuil ; des generateurs d’effets, et des douzaines de caisses en plastique ondule pleines des milliers de fiches accumulees par Gentry dans sa quete de la Forme ; des centaines de metres de fibre optique, sur leurs bobines en plastique flambant neuves, indice revelateur pour la Ruse de vol industriel. Et puis des livres, de vieux livres aux couvertures en toile collee sur du carton. La Ruse ne s’etait jamais doute a quel point ca pouvait etre lourd, des livres. Ils avaient une odeur triste, ces vieux bouquins.
— Tu tires encore plus d’amperes qu’avant mon depart, dit Gentry en ouvrant la premiere de ses deux sacoches, dans ta chambre. T’as mis un nouveau radiateur ?
Il se mit a fouiller rapidement dans le contenu du sac, comme s’il cherchait quelque chose de bien precis qu’il aurait mal range. Ce n’etait pas le cas, pourtant, la Ruse le savait ; il masquait ainsi sa peur de sentir quelqu’un, meme une connaissance, envahir son domaine a l’improviste.
— Ouais. Faut que je chauffe encore l’entrepot. Fait trop froid pour bosser, sinon.
— Non, dit Gentry en levant brusquement la tete, ce n’est pas un radiateur dans ta chambre. L’intensite ne correspond pas.
— Non.
La Ruse sourit, tablant sur la theorie que le sourire incitait son interlocuteur a le prendre pour un idiot facile a mater.
— « Non » quoi, Henry la Ruse ?
— C’est pas un radiateur.
D’un geste sec, Gentry referma la sacoche.
— Tu me dis ce que c’est ou je te coupe le courant.
— T’sais, Gentry, j’serais pas dans le coin, t’aurais bien moins de temps pour… tes trucs.
La Ruse haussa les sourcils, d’un air entendu, en direction de l’encombrante table de projection.
— Le fait est que j’ai deux personnes installees chez moi… (Il vit Gentry se raidir, ses yeux pales s’agrandir.) Mais tu les verras pas, tu les entendras pas, rien du tout.
— Non, dit Gentry, d’une voix crispee, en contournant la table, parce que c’est toi-meme qui vas me les foutre dehors, pas vrai ?
— Deux semaines, grand max, Gentry.
— Dehors !
La Ruse, tout en muscles, le depassait de dix bons kilos, mais ca n’avait jamais intimide Gentry qui semblait ignorer ou dedaigner la peur de souffrir. En soi, c’etait assez intimidant. Gentry l’avait claque un jour, violemment, et la Ruse avait alors baisse les yeux pour contempler l’enorme cle en chrome-molybdene qu’il tenait a la main et ressenti aussitot une gene obscure.
Tres raide, Gentry s’etait mis a trembler. La Ruse se doutait bien qu’il ne devait jamais dormir quand il se rendait a Boston ou New York. Deja qu’il ne dormait pas des masses, a la Fabrique.
Il revenait lessive et le premier jour etait toujours le pire.
— Ecoute, dit la Ruse, comme on s’adresse a un enfant au bord des larmes, et il sortit le sac de sa poche, le cadeau de Kid Afrika.
Il ouvrit la fermeture en plastique transparent pour en montrer a Gentry le contenu : timbres bleus, tablettes roses, un mechant etron d’opium ensache dans un bout de cellophane rouge, des cristaux de wiz qui ressemblaient a de grosses pastilles jaunes pour la toux, des inhalateurs en plastique avec leur marque de fabrique japonaise grattee au couteau…
— De la part d’Afrika, dit-il, en agitant le sac au bout de son doigt.
— Afrika ? (Gentry regarda le sac, la Ruse, le sac a nouveau.) Ca vient d’Afrique ?
— De Kid Afrika. Tu ne le connais pas. Il t’a laisse ca.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il a besoin de moi pour planquer ici des copains a lui pendant un petit moment. Je lui dois une faveur, Gentry. J’lui ai dit combien tu detestais avoir des gens dans les pattes. Combien ca te genait. Alors, mentit la Ruse, il a dit qu’il voulait te laisser quelques bricoles pour compenser le derangement.
Gentry prit le sac et fit glisser un doigt le long de la fermeture pour l’ouvrir. Il sortit l’opium et le rendit a la Ruse. « Pas besoin de ca. » Sortit un des timbres bleus, en retira le papier protecteur et se le colla soigneusement au creux du poignet droit. La Ruse resta plante la, tripotant machinalement l’opium entre le pouce et l’index, faisant crisser la cellophane, tandis que Gentry contournait a nouveau la longue table et rouvrait la sacoche. Il en sortit une paire de gants neufs en cuir noir.
— Je crois que j’ferais bien… de rencontrer tes fameux amis, la Ruse.
— Euh ? (L’interesse plissa les yeux, surpris.) Ouais… mais tu sais, t’as pas vraiment besoin, je veux dire… est-ce qu’y vaudrait pas mieux… ?
— Non, dit Gentry en remontant son col.
La Ruse descendait l’escalier quand il se souvint de l’opium : d’une pichenette, il l’expedia par-dessus la rampe, dans le noir. Il detestait les drogues.
— Cherry ?
Il se sentait stupide, devant Gentry qui le regardait se cogner les phalanges contre sa propre porte. Pas de reponse. Il ouvrit. La penombre. Il vit l’abat-jour qu’elle avait confectionne pour l’une de ses ampoules, cone jaune de jourlex fixe avec un bout de fil tordu. Elle avait devisse les deux autres. Elle n’etait pas la.
La civiere etait la, en revanche, son occupant ficele dans le sac en nylon bleu.