— Eh bien, dit Gentry en le depassant pour s’arreter devant la civiere. Une drole de compagnie que t’as la, Henry la Ruse.
Il contourna le lit, en gardant prudemment un metre d’ecart entre ses pieds et la silhouette immobile.
— Gentry, t’es sur que tu voudrais pas remonter ? Je crois que ce timbre… Peut-etre que t’en as trop fait.
— Vraiment ? Gentry inclina la tete, ses yeux flamboyaient dans la penombre jaune. (Il plissa les paupieres.) Pourquoi penses-tu ca ?
La Ruse hesita :
— Eh bien, t’es pas exactement comme d’habitude… Je veux dire, comme t’etais avant.
— Tu crois que je subirais une saute d’humeur, la Ruse ?
— Ouais.
— J’adore les sautes d’humeur.
— Je vous vois pas sourire, lanca Cherry depuis la porte.
— Cherry, je vous presente Gentry. La Fabrique, c’est comme qui dirait chez lui. Cherry, de Cleveland…
Mais Gentry avait une lampe-stylo noire dans sa main gantee ; il etait en train d’examiner le faisceau de trodes qui recouvrait le front du dormeur. Il se redressa : le pinceau lumineux rencontra le boitier anonyme de l’appareil, puis redescendit comme une fleche pour suivre le cable noir jusqu’a la broche implantee.
— Cleveland, dit enfin Gentry, comme si c’etait un nom qu’il aurait entendu dans un reve. Interessant…
Il eleva de nouveau sa lampe, se devissa le cou pour lorgner l’endroit ou le cable rejoignait le boitier.
— Eh Cherry… dites-moi, qui est-ce, lui ? demanda-t-il tandis que le faisceau revenait brutalement sur le visage ravage, d’une banalite irritante.
— Sais pas, dit la jeune femme, otez-lui ca des yeux. Ca pourrait alterer son sommeil paradoxal ou…
— Et ceci ? (Il eclairait le boitier gris terne.)
— Le LF, Kid appelait ca. Lui, il l’appelait le Comte, et ca, son LF.
Elle glissa la main sous son blouson et se gratta.
— Eh bien, dans ce cas… dit Gentry en se retournant, avec un declic quand le faisceau s’eteignit. (La lumiere de son obsession brillait, eclatante, derriere ses yeux, amplifiee a tel point par le timbre dermique de Kid Afrika que la Ruse eut l’impression que la Forme etait juste la, flamboyant sous le front de Gentry, visible de tous sauf du principal interesse.)… faut pas chercher plus loin…
11. AU RAS DU TROTTOIR
Mona s’eveilla au moment de l’atterrissage.
Prior etait en train d’ecouter Eddy, hochant la tete et lui servant son eclatant sourire rectangulaire. C’etait comme si le sourire etait la en permanence, derriere sa barbe. Il s’etait change, donc il devait avoir a bord d’autres vetements. Il portait a present un complet d’homme d’affaires gris uni, avec une cravate rayee en diagonale. Un peu le genre des clients sur qui l’avait branchee Eddy, a Cleveland, mais le costume lui allait autrement mieux.
Elle avait vu un micheton sape comme un complet-gris, un jour, un type qui l’avait emmenee dans un Holiday Inn. Le coin reserve aux complets-gris etait a cote du hall de l’hotel et il etait reste plante la en sous- vetements, zebre de traits de lumiere bleue, a se contempler sur trois ecrans geants. Les traits bleus etaient devenus invisibles parce que sur chaque image il portait un costume different. Et Mona avait du se mordre la langue pour se retenir de rire, parce que le systeme avait un programme de modification plastique qui lui offrait sur chaque ecran une allure differente, allongeait un peu son visage et lui renforcait le menton, mais il ne paraissait pas le remarquer. Puis il avait choisi un costume, remis celui qu’il portait au debut, et voila, c’etait termine.
Eddy etait en train d’expliquer quelque chose a Prior, un point crucial dans la mise en place de l’une de ses embrouilles. Mona savait faire abstraction du contenu de ce qu’elle entendait pour n’ecouter que le ton. Eddy avait celui du mec persuade que les autres seront incapables de saisir l’astuce dont il est si fier, d’ou ce debit lent et bien articule, comme s’il s’adressait a un mome, en gardant la voix basse pour paraitre patient. Ca ne semblait pas preoccuper Prior mais enfin, elle avait l’impression que ce dernier se foutait a peu pres completement de ce qu’Eddy racontait.
Elle bailla, s’etira, et l’avion rebondit deux fois sur la piste en beton, rugit, se mit a ralentir. Eddy ne s’etait meme pas interrompu.
— Une voiture nous attend, coupa Prior.
— Alors, ou va-t-on ? demanda Mona en ignorant le froncement de sourcils d’Eddy.
Prior lui offrit son sourire.
— A notre hotel. (Il deboucla sa ceinture.) Nous y resterons quelques jours. J’ai peur qu’il ne vous faille en passer la majeure partie bouclee dans votre chambre.
— C’etait compris dans notre accord, dit Eddy, comme si l’idee de la confiner dans sa chambre emanait de lui.
— Vous aimez les stims, Mona ? demanda Prior, souriant toujours.
— Bien sur, fit-elle. Qui ne les aime pas ?
— Vous avez une preference, Mona, une vedette favorite ?
— Angie, repondit-elle, un rien irritee. C’est evident, non ?
Le sourire s’agrandit encore.
— Bien. Nous allons vous trouver toutes ses dernieres cassettes.
L’univers de Mona consistait pour l’essentiel en objets et en lieux qu’elle connaissait mais n’avait jamais reellement vus ou visites. Le c?ur de la Conurb septentrionale ne sentait pas, dans les stims. Ils devaient couper ca au montage, de meme qu’Angie n’avait jamais de migraines ou de regles douloureuses. En tout cas, ici ca sentait bel et bien. Comme Cleveland mais en pire. Elle avait cru au debut, en quittant l’avion, que c’etait juste l’odeur de l’aeroport mais depuis qu’ils etaient descendus de leur voiture pour entrer dans l’hotel, ca avait augmente. Et en plus, il faisait un froid de canard dans cette rue, et le vent mordait ses chevilles nues.
L’hotel etait plus grand que le Holiday Inn, mais plus vieux, aussi, estima-t-elle. Le hall etait plus encombre que ceux des stims, mais il y avait une moquette bleue impeccable partout. Prior la fit attendre pres d’une pub pour une station de detente en orbite tandis qu’Eddy et lui se rendaient a un long comptoir noir ou siegeait une femme qui portait un badge en cuivre a son nom. Mona se sentait l’air cruche a poireauter ainsi, avec l’imper de plastique blanc que Prior l’avait obligee a mettre, comme s’il ne trouvait pas sa tenue a la hauteur. A peu pres le tiers de la foule, dans le hall, etait compose de Japonais, des touristes, se dit-elle. Tous semblaient equipes de materiel enregistreur video ou holo, et quelques-uns avaient des unites de simstim a la ceinture. Ils n’avaient pourtant pas l’air d’avoir tant d’argent que ca. Elle croyait qu’ils etaient tous censes en avoir des masses. Peut-etre qu’ils veulent pas le montrer. Malin, approuva-t-elle.
Elle vit Prior glisser sur le comptoir une carte a puce ; la femme au badge la prit et la fit coulisser le long d’une fente metallique.
Prior deposa son sac sur le lit (une large plaque de mousse expansee beige), puis il effleura un panneau, faisant s’ouvrir un mur de tentures.
— Ce n’est pas le Ritz, s’excusa-t-il, mais nous allons tacher de vous installer confortablement.
Sans se compromettre, Mona repondit d’un vague borborygme. Elle connaissait le Ritz. C’etait un fast-food de Cleveland et elle ne voyait vraiment pas le rapport.
— Tenez, dit-il, votre preferee.