Il se trouvait pres de ta tete de lit capitonnee. Une platine a stims y etait encastree, avec une petite etagere sur laquelle etaient poses un jeu de trodes dans leur sachet en plastique et quatre ou cinq cassettes.

— Ce sont les dernieres stims d’Angie.

Elle se demanda qui avait depose les cassettes la, et s’ils avaient fait ca apres que Prior lui eut demande lesquelles elle preferait. Elle le gratifia d’un sourire de son cru et s’approcha de la fenetre. La Conurb ressemblait a son image dans les stims ; la fenetre etait comme une carte postale holographique, avec ces tours dont elle ignorait les noms mais qu’elle savait etre fameuses.

Le gris des domes, geodes mouchetees de blanc par la neige, et derriere, le gris du ciel.

— Heureuse, bebe ? demanda Eddy, arrivant derriere elle et lui posant les mains sur les epaules.

— Ils ont des douches, ici ?

Prior rit. D’un haussement d’epaules, elle se libera d’Eddy, prit son sac et entra dans la salle de bains. Ferma et verrouilla la porte. Elle entendit Prior rire a nouveau et Eddy repartir dans ses explications. Elle s’assit sur le siege des toilettes, ouvrit le sac, et sortit la trousse de maquillage ou elle planquait son wiz. Il lui en restait quatre cristaux. Apparemment, ca suffirait ; avec trois, deja, c’etait bon, mais quand elle descendait a deux, elle cherchait en general a compenser. Elle ne touchait pas trop aux jumpers, pas tous les jours en tout cas, sauf ces derniers temps, mais c’etait parce que la Floride commencait a lui prendre la tete.

A present, elle decida qu’elle pouvait se mettre a reduire la dose, tout en faisant tomber, d’une chiquenaude, un cristal du flacon. On aurait dit un bonbon acidule jaune ; vous deviez l’ecraser puis le moudre entre deux voiles de nylon. Il s’en degageait alors comme une odeur d’hopital.

Tous deux etaient partis quand elle sortit de la douche. Elle y etait restee jusqu’a ce qu’elle en ait marre, ce qui avait pris un bout de temps. En Floride, elle se servait generalement des douches dans les piscines publiques ou les gares routieres, celles qui fonctionnaient avec des jetons. Elle supposa que celle-ci devait etre equipee d’une espece de dispositif qui mesurait les litres depenses et les reportait sur votre note ; c’est ainsi en tout cas que ca marchait a l’Holiday Inn. Il y avait un gros filtre blanc au-dessus de la pomme en plastique et, sur le carrelage, un autocollant avec un ?il et une larme, genre : d’accord pour la douche mais gaffe a ne pas s’en mettre dans les yeux, comme pour l’eau des piscines. Il y avait une rangee de buses chromees encastrees dans le carrelage et quand on pressait le bouton situe en dessous, on avait du shampooing, du gel moussant, du savon liquide, de l’huile de bain. Chaque fois, un petit voyant rouge s’allumait pres du bouton, parce que la aussi, ca allait sur la note. Elle etait contente qu’ils soient partis parce qu’elle aimait bien se retrouver seule, propre et dans les vapes. Ca ne lui arrivait pas souvent d’etre seule, sauf dans la rue, et ce n’etait pas la meme chose. Elle laissa des empreintes humides sur la moquette beige en se rendant a la fenetre. Elle s’etait drapee dans une grande serviette de bain assortie au lit avec une inscription rasee dans l’epaisseur du tissu-eponge, sans doute le nom de l’hotel.

Il y avait une tour demodee deux rues plus loin et les angles de son clocheton pointu avaient ete creuses pour en faire une espece de montagne, avec herbe et rochers, et meme une chute d’eau qui cascadait sur la rocaille. Ca la fit sourire, d’imaginer que quelqu’un avait pris toute cette peine. Des panaches de vapeur s’elevaient de l’eau quand celle-ci frappait la roche. Elle ne pouvait toutefois degringoler comme ca jusque dans la rue, ca aurait coute trop cher. Elle supposa qu’ils devaient la pomper pour la reutiliser, en circuit ferme.

Une forme grise bougea la tete, la-bas, agitant ses grosses cornes enroulees comme si elle la regardait. Mona recula d’un pas sur la moquette et plissa les yeux. Une espece de belier, mais ca devait etre un automate, un hologramme ou un truc dans le genre. Il remua la tete et se mit a brouter l’herbe. Mona rit.

Elle sentait le wiz derriere ses chevilles et en travers de ses omoplates, un picotement froid, et cette odeur d’hopital au fond de sa gorge.

Elle avait deja eu la trouille, mais pas cette fois-ci.

Prior avait un mechant sourire mais ce n’etait qu’un joueur, un complet-gris tordu. S’il avait du fric, c’etait celui d’un autre. Quant a Eddy, il ne lui faisait plus peur ; au contraire, elle aurait presque eu peur pour lui maintenant qu’elle voyait pour quoi les gens le prenaient.

Enfin, se dit-elle, tout ca n’a plus d’importance ; termine, l’elevage de poissons-chats a Cleveland, et plus question qu’on la fasse retourner en Floride.

Elle se souvint du rechaud a alcool, des petits matins froids en hiver, du vieil homme voute dans son grand manteau gris. L’hiver, il rajoutait une seconde couche de plastique sur les fenetres. Le rechaud suffisait pour chauffer la semi-remorque, parce que les parois etaient recouvertes de plaques de mousse rigide cachees sous des feuilles d’isorel. Aux endroits ou la mousse etait visible, on pouvait la retirer avec le doigt, y creuser des trous ; s’il vous surprenait a faire ca, il poussait les hauts cris. Garder les poissons au chaud par temps froid exigeait un surcroit de travail ; il fallait pomper l’eau jusqu’au toit ou etaient installes les reflecteurs solaires, pour qu’elle passe dans les tubes de plastique transparent. Mais les matieres vegetales qui fermentaient sur le bord des cuves aidaient egalement ; de la vapeur s’en elevait quand on allait prendre un poisson au filet. Le vieux echangeait son poisson contre toutes sortes de produits cultives par les autres, de l’alcool a bruler ou a boire, des graines de cafe, des detritus pour nourrir le poisson.

Il n’etait pas son pere, il l’avait assez souvent repete quand il daignait ouvrir la bouche. Parfois, elle se demandait encore s’il ne l’avait pas ete. La premiere fois qu’elle lui avait demande son age, il avait repondu soixante ans, alors elle comptait en partant de la.

Elle entendit la porte s’ouvrir dans son dos et se retourna ; Prior etait la, le trousseau de cles en plastique dore dans la main, avec son eternel sourire.

— Mona, dit-il en entrant, je vous presente Gerald.

Grand, chinois, complet gris, cheveu grisonnant, Gerald sourit aimablement, se faufila devant Prior pour aller droit vers la commode au pied du lit. Il y deposa une mallette noire qu’il deverrouilla avec un declic.

— Gerald est un ami. Il est dans le milieu medical. Il aimerait vous examiner.

— Mona, dit Gerald en retirant un objet de sa mallette, quel age avez-vous ?

— Seize ans, repondit Prior. C’est cela, Mona ?

— Seize ? dit Gerald. (L’objet entre ses mains ressemblait a une paire de grosses lunettes noires, des lunettes de soleil herissees de fils et d’excroissances.) C’est tirer un peu sur la corde, non ?

Coup d’?il a Prior.

Ce dernier sourit.

— Vous rabotez quoi ? dix ans ?

— Pas tout a fait, dit Prior. Nous ne faisons pas dans la precision.

Gerald le regarda.

— Vous ne risquez pas de l’avoir. (Il s’accrocha les lunettes au-dessus des oreilles et tapa quelque chose ; une lampe s’alluma sous la lentille droite.) Mais il y a plusieurs degres d’approximation. (La lumiere pivota vers elle.)

— Nous parlons d’une intervention de chirurgie plastique, Gerald.

— Ou est Eddy ? demanda-t-elle tandis que Gerald s’approchait.

— Au bar. Dois-je l’appeler ? (Prior decrocha le telephone mais le reposa sans l’avoir utilise.)

— Qu’est-ce que c’est ? (Mona recula devant Gerald.)

— Un simple examen medical, dit Gerald. Rien de douloureux. (Il l’avait coincee contre la fenetre ; au- dessus de la serviette-eponge, ses omoplates nues s’appuyaient contre la vitre froide.)

— Quelqu’un s’apprete a vous engager et vous serez tres bien payee ; mais ils veulent avoir l’assurance que vous etes en bonne sante, (La lumiere lui vrilla l’?il gauche.) Elle est sous l’effet d’un stimulant quelconque, dit-il a Prior, sur un ton different. Essayez de ne pas cligner, Mona. (La lumiere passa a son ?il droit.) Qu’est-ce que c’etait, Mona ? Quelle quantite en avez-vous pris ?

— Du wiz. (Se detournant de la lumiere avec une grimace.)

Il lui prit le menton entre ses doigts frais pour lui realigner la tete.

— Combien ?

— Un cristal…

La lumiere avait disparu. Son visage lisse et placide etait tout pres, avec ses lunettes herissees de lentilles, de fentes, de petites coupelles en grillage metallique noir.

— Pas moyen de juger de la purete.

— C’etait de l’extra-pur, dit-elle et elle gloussa.

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