la mer, son immanence et son eternite.

Son pere etait mort sept ans plus tot, et les archives de sa vie, qu’elle avait retrouvees, lui en avaient appris bien peu : qu’il avait servi quelqu’un ou quelque chose, que sa recompense avait ete le savoir, et qu’elle avait ete son sacrifice.

Parfois, elle avait l’impression d’avoir vecu trois vies, chacune isolee des autres par une chose qu’elle ne pouvait nommer, et sans le moindre espoir de jamais recouvrer son integrite.

Il y avait ses souvenirs d’enfance dans l’arcologie de la Maas, creusee au sommet d’une mesa de l’Arizona : elle empoignait une balustrade de gres, le visage au vent, avec l’impression que l’immense plateau creuse etait son navire, qu’elle pouvait le piloter et le mener jusqu’au c?ur des couleurs du couchant, au-dela des montagnes. Plus tard, elle avait fui par la voie des airs, avec la peur comme une boule dure au fond de la gorge, a jamais incapable de se rappeler sa derniere et fugitive vision du visage paternel, qui avait pourtant du s’afficher sur la console de l’ULM. Les autres appareils etaient ancres pour resister au vent, alignement de phalenes arc-en-ciel. Sa premiere vie avait pris fin cette nuit-la ; celle de son pere aussi.

Sa seconde vie avait ete breve, rapide et fort etrange. Un homme du nom de Turner l’avait emmenee loin de l’Arizona, pour la laisser en compagnie de Bobby, de Beauvoir et des autres. De Turner, elle n’avait garde qu’un vague souvenir, il etait grand, avec des muscles fermes et un regard traque. Il l’avait emmenee a New York. Puis Beauvoir l’avait conduite, avec Bobby, dans le New Jersey. La, au cinquante-deuxieme etage d’une structure de mincome, Beauvoir lui avait appris ce qu’etaient ses reves. Les reves sont reels, avait-il dit, son visage noir luisant de sueur. Il lui avait appris les noms de ceux qu’elle avait vus en songe. Il lui avait enseigne que tous les reves plongent dans un ocean commun, et lui avait montre en quoi les siens etaient differents ou semblables. Toi seule vogues a la fois sur l’ancien et le nouvel ocean, avait-il ajoute.

Dans le New Jersey, les dieux l’avaient chevauchee.

Elle apprit a s’abandonner aux Cavaliers. Elle vit le loa Linglessou penetrer Beauvoir dans l’oumphor, vit ses pieds effacer les diagrammes dessines dans la farine blanche. Elle connut les dieux, dans le New Jersey, et l’amour.

Le loa l’avait guidee, quand elle s’etait installee avec Bobby pour edifier sa troisieme vie, sa vie actuelle. Ils allaient bien ensemble, Angie et Bobby, l’un et l’autre nes du vide, Angie du royaume aseptise de Maas Biolabs et Bobby de l’ennui de Barrytown…

Grande Brigitte la toucha, sans crier gare ; elle trebucha, faillit tomber a genoux dans les vagues, tandis que le bruit de l’ocean etait absorbe dans le paysage crepusculaire qui s’ouvrait devant elle. Les murs chaules du cimetiere, les tombes, les saules. Les cierges.

Sous le plus vieux des saules, une multitude de cierges, poses sur leurs racines, torses de cire pale.

— Enfant, connais-moi.

Et Angie etait tombee, la, d’un seul coup, et l’avait connue pour ce qu’elle etait, Maman Brigitte, Mlle Brigitte, « l’ainee d’entre les morts ».

— Je n’ai pas de culte, enfant, pas d’autel particulier.

Elle se retrouva en train de marcher, a la lueur des cierges, les oreilles bourdonnantes, comme si le saule abritait un vaste essaim d’abeilles.

— Mon sang est vengeance.

Angie se rappela les Bermudes, la nuit, un ouragan ; elle et Bobby avaient risque un ?il a l’exterieur. Grande Brigitte etait ainsi. Le silence, l’impression de contrainte, de forces impensables momentanement tenues a l’ecart. Il n’y avait rien a voir sous le saule. Rien que les cierges.

— Les loa… Je ne peux pas les appeler. J’ai senti quelque chose… je suis venue voir…

— Tu es convoquee a mon reposoir. Ecoute-moi. Ton pere a dessine des veves dans ta tete : il les a traces dans une chair qui n’etait pas la chair. Tu as ete consacree a Ezili Freda. Legba t’a guidee dans le monde pour servir ses propres fins. Mais on t’a envoye du poison, mon enfant, un coup-poudre…

Son nez se mit a saigner.

— Du poison ?

— Les veves de ton pere sont alteres, en partie effaces, redessines. Bien que tu aies cesse de t’empoisonner, et que les Cavaliers ne puissent toujours pas t’atteindre, je suis d’un ordre different.

Il y eut une douleur terrible dans sa tete, le sang lui battait aux tempes…

— Je t’en prie…

— Ecoute-moi. Tu as des ennemis. Ils complotent contre nous. Les enjeux sont enormes. Enfant, mefie-toi du poison !

Elle baissa les yeux, contempla ses mains. Le sang etait brillant, bien reel. Le bourdonnement s’amplifia. Peut-etre etait-ce dans sa tete.

— Je t’en prie ! Aide-moi ! Explique…

— Tu ne peux pas rester ici. C’est la mort.

Et Angie tomba a genoux dans le sable, assourdie par le bruit du ressac, eblouie par le soleil. Le Dornier planait nerveusement devant elle, a deux metres de distance. La douleur disparut instantanement. Elle essuya ses mains ensanglantees sur les manches de son blouson bleu. La tourelle de cameras de l’engin-robot pivota en bourdonnant.

— Tout va bien, parvint-elle a dire. Un saignement de nez. Ce n’est qu’un saignement de nez…

Le Dornier fila comme une fleche, puis revint.

— Je vais retourner a la maison. Ca va mieux.

L’appareil prit doucement de l’altitude et disparut.

Angie serra ses bras autour d’elle, prise de frissons. Non, ne leur montre pas. Ils se douteront que quelque chose s’est passe, mais sans savoir quoi. A bout de forces, elle se remit debout, se tourna, entreprit de remonter la plage, a pas lourds, reprenant le chemin de l’aller. Tout en marchant, elle fouilla dans les poches de la doudoune, en quete d’un mouchoir pour essuyer le sang de ses mains.

Quand ses doigts rencontrerent les angles du petit paquet aplati, elle le reconnut aussitot. Elle s’immobilisa, tremblante. La drogue. Ce n’etait pas possible. Si, ca l’etait. Mais qui ? Elle se retourna et regarda le Dornier jusqu’a ce qu’il s’eclipse.

Le paquet. De quoi tenir un mois.

Coup-poudre.

Enfant, mefie-toi du poison.

4. SQUAT

Mona revait qu’elle dansait en cage, nue au milieu d’une colonne de lumiere bleue torride, dans une boite quelconque de Cleveland ou les visages avides braques sur elle, derriere un epais voile de fumee, avaient des eclairs bleus accroches dans le blanc des yeux. Tous avaient cette expression qu’ont les hommes quand ils vous regardent danser : une attention soutenue mais en meme temps tournee vers l’interieur, de sorte que leur regard ne vous apprend rien du tout et que leur visage, malgre la sueur, pourrait aussi bien avoir ete grave dans une matiere qui n’a de charnel que l’apparence.

Non qu’elle se preoccupat de celle-ci lorsqu’elle etait en cage, defoncee, emportee par le rythme, trois morceaux dans le lecteur plus l’effet du wiz qui commencait juste a culminer, et dans les jambes une force nouvelle qui la faisait bondir sur la pointe des pieds…

L’un d’eux la saisit aux chevilles.

Elle tenta de pousser un cri, mais il ne voulut pas sortir, au debut, et quand elle l’emit enfin, ce fut comme si quelque chose lui avait lacere les entrailles, la blessant tandis que la lumiere bleue se dechirait, mais la main etait toujours la, nouee a sa cheville. Elle bondit hors du lit comme un diable de sa boite, luttant contre les tenebres, ecartant a pleines mains les cheveux de ses yeux.

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