— Kess’t’as, chou ?

Il posa l’autre main sur son front pour la repousser dans le creux tiede de l’oreiller.

— Un reve… (La main etait toujours la et lui donnait envie de hurler.) T’as une cigarette, Eddy ?

La main se retira, cliquetis et flamme du briquet, agression des plans de son visage quand il lui en alluma une et la lui tendit. Elle s’assit rapidement, remonta les genoux sous le menton, la couverture de l’armee la recouvrant comme une tente, parce qu’elle n’avait pas la moindre envie qu’on la touche.

Le pied casse de la chaise en plastique recuperee gemit un avertissement lorsqu’il s’y adossa pour allumer sa cigarette. Elle songea : Case, flanque-le par terre, qu’il se sente oblige de te balancer quelques tartes. Au moins, il faisait noir, ce qui deja lui epargnait la vision du squat. Le pire, c’etait encore lorsqu’elle se reveillait avec la migraine, trop malade pour bouger, apres s’etre effondree en oubliant de rescotcher le plastique noir et que l’eclat dur du soleil lui revelait les plus infimes details de la piece et rechauffait l’atmosphere en reveillant les mouches.

Personne ne lui avait jamais pose la main dessus, la-bas a Cleveland ; ceux qui auraient ete assez degourdis pour passer la main a travers ce champ etaient deja trop bourres pour bouger, voire simplement respirer. Idem pour les michetons, a moins qu’ils ne se soient entendus au prealable avec Eddy, qu’ils n’aient paye le supplement. De toute maniere, ce n’etait que de la frime.

Quelles que soient leurs preferences, ils accomplissaient une sorte de rituel, qui semblait se derouler en un lieu situe hors de leur vie. Et elle s’etait prise a les observer, quand ils lachaient leur puree. C’etait la partie interessante, parce qu’ils lachaient pour de bon : ils se retrouvaient totalement desempares, juste une fraction de seconde peut-etre, mais c’etait comme s’ils n’etaient meme plus la.

— Eddy, je vais finir par devenir cinglee, si je dois encore pioncer ici.

Il l’avait deja frappee, pour moins que ca, si bien qu’elle enfouit le visage entre ses genoux, sous la couverture, et attendit.

— Bien sur, fit-il, tu preferes retourner dans c’t’elevage de poissons-chats ! Tu veux retourner a Cleveland ?

— Je supporte plus ca, c’est tout…

— Demain.

— Quoi, demain ?

— C’est assez tot a ton gout ? Demain soir, en putain de jet prive ? New York, direct ? Et ensuite, t’arreteras enfin de me faire tout ce cirque ?

— S’il te plait, chou – elle tendit le bras vers lui –, on pourrait prendre ce train…

Il ecarta sa main :

— T’as de la merde a la place du cerveau.

Si jamais elle se plaignait encore, la moindre remarque sur le squat, sous-entendu qu’il n’arrivait a rien, que tous ses plans mirifiques tournaient en quenouille –, ca allait partir, elle sentait bien que ca allait partir. Comme la fois ou elle avait gueule a cause de ces bestioles, ces cafards qu’ils appelaient des punaises palmees, mais c’etait parce que la moitie de ces saloperies etaient des mutants ; quelqu’un avait essaye de les eliminer avec une substance qui foutait le bordel dans leur ADN, si bien qu’on les voyait clamser avec trop de jambes ou de tetes – ou pas assez. Meme qu’une fois elle en avait vu un qui donnait l’impression d’avoir avale un crucifix ou Dieu sait quoi, son dos, enfin son espece de carapace, etait si deforme que ca lui avait donne envie de gerber.

— Chou, dit-elle en essayant d’adoucir le ton, je peux pas m’en empecher, c’est c’te baraque qui me prend la tete…

— Hooky Green, fit-il comme s’il ne l’avait pas entendue, j’etais la-haut, chez Hooky Green, et j’ai fait la connaissance d’un recruteur. Il m’avait repere, tu vois ? Ce mec a l’?il pour degotter les talents. (Elle le sentait presque sourire dans le noir.) V’nu de Londres, Angleterre. Un chasseur de tetes. A peine rentre chez Hooky, voila qu’il lance : « Toi, t’es mon homme ! »

— Un client ?

Le Hooky Green etait la derniere boite qui avait eu les faveurs d’Eddy, au quarante-deuxieme etage d’une tour de verre dont la majorite des cloisons interieures avaient ete abattues pour liberer une piste de danse grande comme un pate de maisons. Mais il l’avait desertee apres avoir constate que personne ne semblait vouloir lui preter specialement attention. Mona n’avait pour sa part jamais vu Hooky Green en personne, cette « sale bringue de Hooky Green », l’ancien joueur de foot proprietaire des lieux, mais c’etait quand meme une boite super pour danser.

— Tu vas m’ecouter, bordel ? Un client ? Merde. C’est le boss, il a des relations, il est bien place et il va m’aider a grimper. Et tu sais quoi ? Je vais te faire grimper avec moi.

— Mais qu’est-ce qu’il veut ?

— Une actrice. Plus ou moins. Et un type assez fute pour lui trouver sa place et l’y maintenir.

— Une actrice ? Une place ? Mais quelle place ?

Elle l’entendit ouvrir la fermeture a glissiere de son blouson. Quelque chose atterrit sur le lit, pres de ses pieds.

— Deux mille…

Bon Dieu ! Peut-etre que ce n’etait pas une blague. Mais si ce n’en etait pas une, qu’est-ce que c’etait, bordel ?

— Combien tu t’es fait, cette nuit, Mona ?

— Quatre-vingt-dix.

Cent-vingt, en realite, mais elle comptait le dernier micheton dans les heures sup. D’ordinaire, elle avait trop la trouille pour etouffer du fric, mais elle en avait besoin pour le wiz.

— Garde-les. Prends-toi quelques fringues. Pas le genre tenue de travail. Personne n’a envie de te voir exhiber ton petit cul, pas ce coup-ci.

— Et on part quand ?

— Demain, j’t’ai dit. Tu peux dire adieu a cette turne.

Des qu’il lui eut dit cela, elle eut envie de retenir son souffle. La chaise craqua de nouveau.

— Quatre-vingt-dix, hein ?

— Ouais.

— Raconte-moi.

— Eddy, j’suis tellement vannee…

— Non, fit-il.

Ce qu’il voulait, ce n’etait pas la verite, c’etait une histoire, celle qu’il lui avait appris a lui raconter. Peu lui importait la teneur des conversations – la plupart des clients avaient un truc qu’ils etaient avides de deballer, et en general, ils ne s’en privaient pas. Il n’avait pas non plus envie de savoir comment ils s’y prenaient pour demander a voir sa carte de visa sanguin, ni d’entendre la sempiternelle blague que servait un client sur deux sur leur facon de s’accommoder de maux juges incurables ; ce qu’ils voulaient au lit ne l’interessait pas non plus.

Eddy voulait entendre parler de ce grand type qui la considerait comme une moins-que-rien. Mais elle avait interet a faire gaffe, quand elle l’evoquait, a ne pas le depeindre sous un jour trop brutal, parce que c’etait cense couter plus cher que ce qu’elle demandait. En gros, il s’agissait d’un client imaginaire qui la traitait comme une vulgaire machine qu’il aurait louee pour une demi-heure. Meme s’il n’etait pas representatif de sa clientele – ce genre de type preferait en general depenser son fric avec des poupees ou s’eclater grace a la stim. Mona avait tendance a lever les bavards, ceux qui voulaient vous payer un sandwich apres ; ils pouvaient aussi etre vicieux, dans leur genre, mais pas comme l’entendait Eddy. Et l’autre truc que voulait Eddy, c’etait qu’elle lui avoue que ce n’etait pas ca qu’elle aimait, mais que pourtant elle en avait envie, salement envie.

Elle se pencha dans l’obscurite pour toucher l’enveloppe pleine de billets. La chaise craqua de nouveau.

Alors elle lui raconta qu’elle venait de sortir d’un Prisu et qu’il lui etait tombe sur le poil, ce grand mec, qu’il lui avait demande son tarif, ce qui l’avait genee, mais enfin, elle le lui avait dit quand meme et il avait repondu d’accord. Alors, ils etaient alles dans sa voiture, une grosse vieille bagnole qui sentait l’humidite (detail pique a son passe a Cleveland), et la, il l’avait quasiment culbutee sur la banquette…

— Devant le Prisu ?

— Derriere.

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