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Pour la premiere fois de sa vie, Herve Joncour emmena sa femme, cet ete-la, sur la Riviera. Ils s’installerent pour deux semaines dans un hotel de Nice, frequente surtout par des Anglais et connu pour les soirees musicales qu’il offrait a ses clients. Helene etait persuadee que dans un endroit aussi beau, ils reussiraient a concevoir cet enfant qu’ils attendaient en vain depuis des annees. Ensemble, ils deciderent que ce serait un fils. Et qu’il s’appellerait Philippe. Ils se melaient discretement a la vie mondaine de la station balneaire, s’amusant ensuite, enfermes dans leur chambre, a rire des personnages bizarres qu’ils avaient rencontres. Au concert, un soir, ils firent la connaissance d’un negociant en fourrures, un Polonais : il disait qu’il etait alle au Japon.
La nuit precedant leur depart, Herve Joncour se trouva reveille, alors qu’il faisait encore nuit, et se leva, puis s’approcha du lit d’Helene. Au moment ou elle ouvrit les yeux, il entendit sa propre voix dire doucement :
— Je t’aimerai toujours.
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Au debut de septembre, les sericiculteurs de Lavilledieu se reunirent pour decider de ce qu’il fallait faire. Le gouvernement avait envoye a Nimes un jeune biologiste charge d’etudier la maladie qui rendait inutilisables les ?ufs produits en France. Il s’appelait Louis Pasteur : il travaillait avec des microscopes capables de voir l’invisible : on disait qu’il avait deja obtenu des resultats extraordinaires. Du Japon arrivaient des nouvelles sur l’imminence d’une guerre civile, fomentee par les forces qui s’opposaient a l’entree des etrangers dans le pays. Le consulat francais, installe depuis peu a Yokohama, envoyait des depeches qui deconseillaient pour le moment de nouer avec l’ile des relations commerciales et invitaient a l’attente d’une periode plus favorable. Enclins a la prudence, et sensibles a l’enorme depense que comportait toute expedition clandestine au Japon, de nombreux notables de Lavilledieu firent l’hypothese qu’on pouvait suspendre les voyages d’Herve Joncour et se contenter pour cette annee-la des approvisionnements en ?ufs, a peu pres fiables, qui transitaient par les grands importateurs du Moyen-Orient. Baldabiou les ecouta tous, sans dire un mot. A la fin, quand ce fut son tour de parler, il se contenta de poser sa canne de jonc sur la table et de lever les yeux vers l’homme qui etait assis en face de lui. Et il attendit.
Herve Joncour etait au courant des recherches de Pasteur, et il avait lu les nouvelles qui arrivaient du Japon : mais il s’etait toujours refuse a les commenter. Il preferait employer son temps a revoir le projet du parc qu’il voulait construire autour de sa maison. En un endroit cache de son bureau, il gardait une petite feuille pliee en quatre, avec quelques ideogrammes dessines l’un en dessous de l’autre, encre noire. Il avait un compte en banque substantiel, menait une vie tranquille et caressait l’illusion raisonnable de devenir bientot pere. Quand Baldabiou leva les yeux vers lui, il dit
— C’est a toi de decider, Baldabiou.
31
Herve Joncour partit pour le Japon aux premiers jours d’octobre. Il passa la frontiere pres de Metz, traversa le Wurtemberg et la Baviere, penetra en Autriche, atteignit par le train Vienne puis Budapest et poursuivit jusqu’a Kiev. Il parcourut a cheval deux mille kilometres de steppe russe, franchit les monts Oural, entra en Siberie, voyagea pendant quarante jours avant d’atteindre le lac Baikal, que les gens de l’endroit appelaient : le dernier. Il redescendit le cours du fleuve Amour, longeant la frontiere chinoise jusqu’a l’Ocean, et quand il fut a l’Ocean, resta onze jours dans le port de Sabirk en attendant qu’un navire de contrebandiers hollandais l’amene a Capo Teraya, sur la cote ouest du Japon. Ce qu’il trouva, ce fut un pays plonge dans l’attente desordonnee d’une guerre qui n’arrivait pas a eclater. Il voyagea pendant plusieurs jours sans recourir a la prudence habituelle, la carte des pouvoirs et les systemes de controle semblant s’etre dissous autour de lui dans l’imminence d’une explosion qui les redessinerait totalement. A Shirakawa, il rencontra l’homme qui devait le conduire chez Hara Kei. En deux jours, a cheval, ils arriverent en vue du village. Herve Joncour y entra a pied, afin que la nouvelle de son arrivee put le preceder.
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On le conduisit dans l’une des dernieres maisons du village, en haut, a la lisiere des bois. Cinq serviteurs l’attendaient. Il leur confia ses bagages et sortit sur la veranda. A l’extremite opposee du village on apercevait le palais d’Hara Kei, a peine plus haut que les autres maisons mais entoure de cedres enormes qui en defendaient la solitude. Herve Joncour resta quelques instants a l’observer, comme s’il n’y avait rien d’autre, jusqu’a l’horizon. Ce fut ainsi qu’il vit, finalement, tout a coup, le ciel au-dessus du palais se noircir du vol de centaines d’oiseaux, comme exploses de la terre, des oiseaux de toutes sortes, etourdis, qui s’enfuyaient de tous cotes, affoles, et chantaient et criaient, pyrotechnie jaillissante d’ailes, nuee de couleurs et de bruits lancee dans la lumiere, terrorises, musique en fuite, la dans le ciel a voler.
Herve Joncour sourit.
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Le village commenca a s’agiter comme une fourmiliere affolee : tous couraient et criaient, et regardaient en l’air pour suivre des yeux ces oiseaux echappes, orgueil de leur seigneur pendant des annees, outrage a present qui volait dans le ciel. Herve Joncour sortit de chez lui et redescendit a travers le village, marchant lentement, et regardant devant lui avec un calme infini. Personne ne semblait le voir, et il semblait ne rien voir. Il etait un fil d’or qui courait droit, dans la trame