ses bagages. Puis il se laissa conduire dans la grande piece dallee de pierre, pour le rituel du bain. Il s’etendit, ferma les yeux, et pensa a la grande voliere, gage extravagant d’amour. On posa sur ses yeux un linge mouille. Cela n’etait jamais arrive, avant. Instinctivement, il voulut l’enlever, mais une main s’empara de la sienne et l’immobilisa. Ce n’etait pas la main vieille d’une vieille femme.
Herve Joncour sentit l’eau couler sur son corps, d’abord sur ses jambes, puis le long de ses bras, et sur sa poitrine. De l’eau comme de l’huile. Et un etrange silence, tout autour. Il sentit la legerete d’un voile de soie venir se poser sur lui. Et les mains d’une femme – d’une femme – qui l’essuyaient en caressant sa peau, partout : ces mains, et cette etoffe tissee de rien. Pas un instant il ne bougea, pas meme quand il sentit les mains remonter de ses epaules a son cou, et les doigts – la soie, les doigts – monter jusqu’a ses levres, les effleurer, une fois, lentement, puis disparaitre.
Herve Joncour sentit encore le voile de soie se soulever et s’eloigner de lui. La derniere sensation, ce fut une main qui ouvrait la sienne et dans sa paume deposait quelque chose.
Il attendit longtemps, dans le silence, ne bougeant pas. Puis, lentement, il ota de ses yeux le linge mouille. Presque plus de lumiere dans la piece. Personne autour de lui. Il se releva, prit sa tunique qui gisait, pliee, sur le sol, la jeta sur ses epaules, sortit de la piece, traversa la maison, arriva devant sa natte, et se coucha. Il se mit a observer la flamme qui tremblait, tenue, a l’interieur de la lanterne. Et, avec application, il arreta le Temps, pendant tout le temps qu’il le desira.
Ce ne fut rien, ensuite, d’ouvrir la main, et de voir ce billet. Petit. Quelques ideogrammes dessines l’un en dessous de l’autre. Encre noire.
24
Le lendemain, tot, le matin, Herve Joncour partit. Caches parmi ses bagages, il emportait avec lui des milliers d’?ufs de vers a soie, autrement dit l’avenir de Lavilledieu, du travail pour des centaines de personnes, et la richesse pour une dizaine d’autres. A l’endroit ou la route tournait vers la gauche, cachant a jamais la vue du village derriere la silhouette de la colline, il s’arreta, sans s’occuper des deux hommes qui l’accompagnaient. Il descendit de cheval et resta quelques moments sur le bord de la route, le regard sur ces maisons, qui s’agrippaient au dos de la colline.
Six jours plus tard, Herve Joncour s’embarqua, a Takaoka, sur un navire de contrebandiers hollandais qui l’amena a Sabirk. De la, il remonta la frontiere chinoise jusqu’au lac Baikal, traversa quatre mille kilometres de terre siberienne, franchit les monts Oural, atteignit Kiev, et parcourut en train toute l’Europe, d’est en ouest, avant d’arriver, apres trois mois de voyage, en France. Le premier dimanche d’avril – a temps pour la grand-messe – il etait aux portes de Lavilledieu. Il vit sa femme Helene accourir a sa rencontre, et sentit le parfum de sa peau quand il la serra contre lui, et le velours dans sa voix quand elle lui dit
— Tu es revenu. Avec douceur.
— Tu es revenu.
25
A Lavilledieu, la vie filait simplement, reglee par une methodique normalite. Herve Joncour la laissa glisser sur lui pendant quarante et un jours. Le quarante-deuxieme, il capitula, ouvrit un tiroir de sa malle de voyage, en sortit une carte du Japon, la deplia, et prit la petite feuille qu’il y avait cachee, des mois plus tot. Quelques ideogrammes dessines l’un en dessous de l’autre. Encre noire. Il s’assit a son bureau, et resta longtemps a la regarder.
Il trouva Baldabiou chez Verdun, au billard. Baldabiou jouait toujours seul, contre lui-meme. Des parties bizarres. Le valide contre le manchot, il les appelait. Il faisait un coup normalement, et le coup suivant d’une seule main. Le jour ou le manchot gagnera – disait-il –, je m’en irai de cette ville. Depuis des annees, le manchot perdait.
— Baldabiou, il faut que je trouve quelqu’un, ici, qui sache lire le japonais.
Le manchot decocha un deux bandes avec effet retro.
— Demande a Herve Joncour, il sait tout.
— Moi ? Je n’y comprends rien.
— C’est toi le Japonais, ici.
— Peut-etre, mais je n’y comprends rien.
Le valide se pencha sur le billard et envoya une chandelle a six points.
— Alors il ne reste plus que Madame Blanche. Elle a un magasin de tissus, a Nimes.