aussi en ont achete, ils disent que c’est de la premiere qualite. Ils repartent dans un mois…ils nous ont propose une affaire interessante, ils font des prix honnetes, onze francs l’once, tout couvert par les assurances. Ce sont des gens serieux, avec une organisation derriere, ils vendent des ?ufs a la moitie de l’Europe. Des gens serieux, je te dis.
Pause.
— Je ne sais pas, mais peut-etre qu’on pourrait y arriver. Avec nos ?ufs, avec le travail que fait Pasteur, et puis ce qu’on peut acheter aux deux Italiens… on pourrait y arriver. Les autres, dans le pays, ils disent que c’est une folie de t’envoyer la-bas… avec tout ce que ca coute… ils disent que c’est trop risque, et ils ont raison, les autres fois c’etait different, mais maintenant… maintenant c’est difficile d’en revenir vivant, de la-bas. Pause.
— Ce qu’il y a, c’est qu’ils ne veulent pas risquer de perdre les ?ufs. Et moi, je ne veux pas risquer de te perdre, toi.
Herve Joncour resta un moment les yeux fixes sur le parc qui n’existait pas. Puis il fit quelque chose qu’il n’avait jamais fait.
— J’irai au Japon, Baldabiou. Dit-il.
— J’acheterai ces ?ufs, et s’il le faut, je les acheterai avec mon propre argent. Tu dois juste decider si je vous les vends, a vous ou a quelqu’un d’autre.
Baldabiou ne s’y attendait pas. C’etait comme de voir gagner le manchot, au dernier coup, sur un quatre bandes, une geometrie impossible.
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Baldabiou annonca aux eleveurs de Lavilledieu que Pasteur etait peu credible, que ces deux Italiens avaient deja escroque une bonne moitie de l’Europe, qu’au Japon la guerre serait terminee avant l’hiver et que sainte Agnes, en reve, lui avait demande s’ils n’etaient pas tous une armee de trouille-au-cul. A Helene seulement il ne put mentir.
— Est-il vraiment necessaire qu’il parte, Baldabiou ?
— Non.
— Alors, pourquoi ?
— Je ne peux pas l’en empecher. Et s’il veut aller la-bas, je peux seulement lui donner une raison de plus pour revenir.
Tous les eleveurs de Lavilledieu verserent, bon gre mal gre, leur quote-part pour financer l’expedition. Herve Joncour commenca ses preparatifs et, aux premiers jours d’octobre, fut pret a partir. Helene, comme toutes les annees, l’aida, sans rien lui demander, et en lui cachant ce qui pouvait l’inquieter. Le dernier soir seulement, apres avoir eteint la lumiere, elle trouva la force de lui dire
— Promets-moi que tu reviendras. D’une voix ferme, sans douceur.
— Promets-moi que tu reviendras. Dans le noir, Herve Joncour repondit
— Je te le promets.
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Le 10 octobre 1864, Herve Joncour partit pour son quatrieme voyage au Japon. Il passa la frontiere pres de Metz, traversa le Wurtemberg et la Baviere, penetra en Autriche, atteignit par le train Vienne puis Budapest, et poursuivit jusqu’a Kiev. Il parcourut a cheval deux mille kilometres de steppe russe, franchit les monts Oural, entra en Siberie, voyagea pendant quarante jours avant d’atteindre le lac Baikal, que les gens de l’endroit appelaient : le saint. Il redescendit le cours du fleuve Amour, longeant la frontiere chinoise jusqu’a l’Ocean, et quand il fut a l’Ocean, resta onze jours dans le port de Sabirk en attendant qu’un navire de contrebandiers hollandais l’amene a Capo Teraya, sur la cote ouest du Japon. A cheval, en empruntant les routes secondaires, il traversa les provinces d’Ishikawa, Toyama, Niigata, et il penetra dans celle de Fukushima. Quand il arriva a Shirakawa, il trouva la ville a demi detruite, et une garnison de soldats du gouvernement qui bivouaquait dans les ruines. Il contourna la ville par l’est et pendant cinq jours attendit en vain l’emissaire d’Hara Kei. A l’aube du sixieme jour, il partit vers les collines, en direction du Nord. Il n’avait que quelques cartes, approximatives, et ce qu’il lui restait de ses souvenirs. Il erra pendant plusieurs jours, jusqu’au moment ou il reconnut une riviere, puis un bois, puis une route. Au bout de la route, il trouva le village d’Hara Kei : entierement brule : les maisons, les arbres, tout.
Il n’y avait plus rien.
Pas ame qui vive.
Herve Joncour resta immobile, regardant l’enorme brasier eteint. Il avait derriere lui une route longue de huit mille kilometres. Et devant lui, rien. Brusquement, il vit ce qu’il croyait invisible.
La fin du monde.
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