Herve Joncour resta pendant des heures au milieu des ruines. Il n’arrivait pas a partir, bien qu’il sut que chaque heure, perdue la, pouvait signifier le desastre, pour lui, et pour Lavilledieu tout entier : il n’avait pas les ?ufs et, meme s’il en avait trouve, il ne lui restait plus que deux petits mois pour traverser le monde avant qu’ils n’eclosent, se transformant en un tas de larves inutiles. Meme un seul jour de retard pouvait signifier la fin. Il le savait, et pourtant il n’arrivait pas a partir. Il resta donc la, jusqu’au moment ou il se passa quelque chose de surprenant et d’absurde : du neant, tout a coup, surgit un jeune garcon. Vetu de haillons, il marchait lentement, fixant l’etranger avec la peur dans les yeux. Herve Joncour ne bougea pas. Le garcon fit encore quelques pas, et s’arreta. Ils resterent la, a se regarder, a quelques metres l’un de l’autre. Puis le garcon prit quelque chose sous ses haillons, s’approcha d’Herve Joncour en tremblant de peur, et le lui tendit. Un gant. Herve Joncour revit la rive d’un lac, et une robe orangee abandonnee par terre, et les petites ondes qui deposaient l’eau sur le bord, comme envoyees la, de tres loin. Il prit le gant et sourit au garcon.
— C’est moi, le Francais… l’homme de la soie, le Francais, tu comprends ?… c’est moi.
Le garcon cessa de trembler.
— Francais…
Il avait les yeux brillants, mais il riait. Il commenca a parler, criant presque, et a courir, en faisant signe a Herve Joncour de le suivre. Il disparut dans un sentier qui penetrait dans le bois, en direction des montagnes.
Herve Joncour ne bougea pas. Il tournait ce gant entre ses mains, comme s’il etait la seule chose qui lui fut restee d’un monde englouti. Il savait que maintenant c’etait trop tard. Et qu’il n’avait pas le choix.
Il se leva. Lentement, il s’approcha de son cheval. Monta en selle. Puis fit quelque chose de bizarre. Il serra les talons contre le ventre de l’animal. Et partit. En direction du bois, derriere le garcon, de l’autre cote de la fin du monde.
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Ils voyagerent pendant plusieurs jours, remontant vers le Nord, a travers les montagnes. Herve Joncour ignorait ou ils allaient mais il laissa le garcon le guider, sans tenter de l’interroger. Ils rencontrerent deux villages. Les gens se cachaient dans les maisons. Les femmes se sauvaient. Le garcon s’amusait comme un fou a leur crier apres des choses incomprehensibles. Il n’avait pas plus de quatorze ans. Il n’arretait pas de souffler dans un petit instrument en roseau dont il tirait les cris de tous les oiseaux du monde. On aurait dit qu’il vivait le plus beau moment de sa vie.
Le cinquieme jour, ils arriverent en haut d’un col. Le garcon designa un point, devant eux, sur la route qui descendait dans la vallee. Herve Joncour prit sa longue-vue, et ce qu’il vit etait une sorte de cortege : des hommes armes, des femmes et des enfants, des chariots, des animaux. Un village entier : sur les chemins. Il vit, a cheval, vetu de noir, Hara Kei. Derriere lui se balancait une chaise a porteurs fermee sur les quatre cotes par des pieces d’etoffe aux couleurs eclatantes.
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Le petit garcon descendit du cheval, dit quelque chose, et se sauva. Avant de disparaitre parmi les arbres, il se retourna et resta la un instant, cherchant un geste pour dire que c’avait ete un tres beau voyage.
— C’a ete un tres beau voyage, lui cria Herve Joncour.
Toute la journee, Herve Joncour suivit, de loin, la caravane. Quand il la vit s’arreter pour la nuit, il continua d’avancer sur la route, jusqu’a ce que deux hommes armes viennent a sa rencontre, qui prirent son cheval et ses bagages, et l’emmenerent dans une tente. Il attendit longtemps, puis Hara Kei arriva. Il ne salua pas. Ne s’assit pas non plus.
— Comment etes-vous arrive jusqu’ici, Francais ?
Herve Joncour ne repondit pas.
— Je vous ai demande qui vous a amene jusqu’ici.
Silence.
— Il n’y a rien ici pour vous. Il n’y a que la guerre. Et ce n’est pas la votre. Allez-vous-en.
Herve Joncour sortit une petite bourse de cuir, l’ouvrit et la vida sur le sol. Des ecailles d’or.
— La guerre est un jeu qui coute cher. Vous avez besoin de moi. Et moi j’ai besoin de vous.
Hara Kei ne regarda meme pas l’or repandu sur le sol. Il tourna le dos et s’en alla.
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