Herve Joncour passa la nuit en bordure du camp. Personne ne lui parla, personne ne semblait le voir. Les gens dormaient par terre, pres des feux. Il y avait deux tentes seulement. Pres de l’une d’elles, Herve Joncour vit la chaise a porteurs, vide : accrochees aux quatre coins, de petites cages : des oiseaux. Aux mailles des cages pendaient de petites clochettes d’or. Elles tintaient, legeres, dans la brise de la nuit.

48

Quand il se reveilla, il vit autour de lui le village qui s’appretait a se remettre en route. Il n’y avait plus les tentes. La chaise a porteurs etait encore la, ouverte. Les gens montaient dans les chariots, en silence. Il se leva, regarda longuement autour de lui, mais les yeux qui croisaient les siens avaient tous une forme orientale, et se baissaient aussitot. Il vit des hommes armes, et des enfants qui ne pleuraient pas. Il vit les visages muets qu’ont les gens quand ils sont en fuite. Et il vit un arbre, au bord de la route. Et accroche a une branche, pendu, le garcon qui l’avait amene jusque-la.

Herve Joncour s’approcha, et resta la un moment, a le regarder, comme hypnotise. Puis il denoua la corde attachee a l’arbre, recueillit le corps du jeune garcon, l’etendit sur le sol et s’agenouilla pres de lui. Il n’arrivait pas a detacher ses yeux de ce visage. C’est ainsi qu’il ne vit pas le village se remettre en chemin mais entendit seulement, comme de tres loin, le bruit de cette procession qui le frolait, remontant la route. Il ne leva pas les yeux, meme quand il entendit la voix d’Hara Kei, a deux pas de lui, qui disait

— Le Japon est un tres ancien pays, le saviez-vous ? Sa loi est tres ancienne : elle dit qu’il existe douze crimes pour lesquels il est permis de condamner un homme a mort. Et l’un de ces crimes est d’accepter de porter un message d’amour pour sa maitresse.

Herve Joncour ne quitta pas des yeux le visage du jeune garcon tue.

— Il ne portait aucun message d’amour.

— C’est lui qui etait un message d’amour.

Herve Joncour sentit quelque chose appuyer contre sa nuque, et lui faire courber la tete vers le sol.

— C’est un fusil, Francais. Je vous demande de ne pas lever les yeux.

Herve Joncour ne comprit pas tout de suite. Puis il entendit, dans le bruissement de cette procession en fuite, le son dore de mille clochettes minuscules qui se rapprochaient, petit a petit, et bien qu’il n’eut devant les yeux que cette terre noire, il l’imaginait, cette chaise a porteurs, oscillant comme un pendule, il la voyait, presque, remonter le chemin, metre par metre, et se rapprocher, lente mais implacable, portee par ces sons qui deviennent de plus en plus forts, insupportablement forts, et de plus en plus proches, proches a le froler, un vacarme dore, la, devant lui, exactement devant lui maintenant – a cet instant precis – devant lui.

Herve Joncour releva la tete.

Des etoffes merveilleuses, des tissus de soie, tout autour de la chaise a porteurs, mille couleurs, orange, blanc, ocre, argent, pas la moindre ouverture dans ce nid magnifique, juste le bruissement de ces couleurs ondoyant dans l’air, impenetrables, plus legeres que rien.

Herve Joncour n’entendit pas une explosion faucher sa vie. Il sentit ces sons s’eloigner, le canon du fusil s’ecarter, et la voix d’Hara Kei dire doucement

— Allez-vous-en, Francais. Et ne revenez plus jamais.

49

Seulement le silence, sur la route. Le corps d’un jeune garcon, par terre. Un homme agenouille. Jusqu’aux dernieres lueurs du jour.

50

Herve Joncour mit onze jours pour atteindre Yokohama. Il corrompit un fonctionnaire japonais et se procura seize cartons d’?ufs, qui provenaient du sud de l’ile. Il les enveloppa dans des linges de soie et les scella a l’interieur de quatre boites en bois, rondes. Il reussit a s’embarquer pour le continent, et aux premiers jours de mars arriva sur la cote russe. Il choisit la voie la plus au nord, cherchant le froid pour bloquer la vie des ?ufs et prolonger le temps qui restait avant leur eclosion. Il traversa a marche forcee quatre mille kilometres de Siberie, franchit les monts Oural et arriva a Saint-Petersbourg. A prix d’or, il acheta des quintaux de glace et les chargea, avec les ?ufs, dans la cale d’un cargo qui se rendait a Hambourg. Il fallut six jours pour y arriver. Il dechargea ses quatre boites en bois, rondes, et monta dans un train qui allait vers le Sud. Au bout de onze heures de voyage, juste a la sortie d’un village appele Eberfeld, le train s’arreta pour faire provision d’eau. Herve Joncour regarda autour de lui. Un soleil estival brillait, sur le vert des champs de ble, et sur le monde entier. En face de lui etait assis un negociant russe : il avait ote ses chaussures et s’eventait avec la derniere page d’un journal ecrit en allemand. Herve Joncour le regarda. Il vit les taches de sueur sur sa chemise et les gouttes qui perlaient a son front et sur son cou. Le Russe dit quelque chose, en riant. Herve Joncour lui sourit, se leva, prit ses bagages et descendit du train. Il le remonta jusqu’au dernier wagon, un fourgon de marchandises qui transportait du poisson et de la viande, conserves dans la

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