glace. L’eau degoulinait comme d’une cuvette transpercee par des milliers de projectiles. Il ouvrit la porte du fourgon, monta sur la plate-forme, et prit l’une apres l’autre ses boites en bois, rondes, les emporta a l’exterieur et les posa par terre, a cote des rails. Puis il referma la porte, et attendit. Quand le train fut pret a partir, on lui hurla de faire vite et de remonter. Il repondit en hochant la tete, et en envoyant un salut. Il vit le train s’eloigner, puis disparaitre. Il attendit de ne plus entendre un seul bruit. Puis il se pencha sur une des boites, fit sauter les cachets et l’ouvrit. Il proceda de meme avec chacune des trois autres. Lentement, soigneusement.

Des millions de larves. Mortes.

On etait le 6 mai 1865.

51

Herve Joncour entra a Lavilledieu neuf jours plus tard. Sa femme Helene vit de loin la voiture remonter l’allee ombragee de la maison. Elle se dit qu’elle ne devait pas pleurer, et qu’elle ne devait pas s’enfuir.

Elle descendit jusqu’a la porte d’entree, l’ouvrit et s’arreta sur le seuil.

Quand Herve Joncour arriva pres d’elle, elle sourit. Il la serra dans ses bras, et lui dit doucement

— Reste avec moi, je te le demande.

La nuit, ils veillerent tard, assis sur la pelouse devant la maison, l’un pres de l’autre. Helene parla de Lavilledieu, et de tous ces mois passes a attendre, et aussi des derniers jours, horribles.

— Tu etais mort. Dit-elle.

— Et il n’y avait plus rien de beau, au monde.

52

Dans les fermes, a Lavilledieu, les gens regardaient les muriers couverts de feuilles et voyaient leur ruine. Baldabiou avait trouve un approvisionnement en ?ufs, mais les larves mouraient des qu’elles sortaient a la lumiere. La soie grege obtenue a partir des rares qui avaient survecu suffisait a peine a faire travailler deux des sept filatures que comptait le pays.

— Tu n’aurais pas une idee demanda Baldabiou.

— Une, repondit Herve Joncour.

Il fit savoir le lendemain qu’il avait l’intention, cet ete-la, de commencer la construction du parc autour de sa maison. Il engagea des hommes et des femmes, dans le bourg, par dizaines. Ils deboiserent la colline et en emousserent la forme, adoucissant la pente qui descendait vers la vallee. Avec des arbres et des baies, ils dessinerent sur le sol des labyrinthes legers et transparents. Avec des fleurs de toutes sortes, ils creerent des jardins qui s’ouvraient comme des clairieres, par surprise, au c?ur de petits bosquets de bouleaux. Ils firent venir l’eau, depuis la riviere, et la firent redescendre, de fontaine en fontaine, jusqu’a la limite occidentale du parc, ou elle formait un petit lac, entoure de prairies. Au sud, au milieu des citronniers et des oliviers, ils construisirent une grande voliere, faite de bois et de fer, on aurait dit une broderie suspendue dans l’air. Ils travaillerent pendant quatre mois. A la fin de septembre, le parc fut pret. Personne, a Lavilledieu, n’avait jamais rien vu de pareil. Les gens disaient qu’Herve Joncour y avait depense tout son capital. Ils disaient aussi qu’il etait revenu different, malade peut-etre, du Japon. Ils disaient qu’il avait vendu les ?ufs aux Italiens, et qu’il avait maintenant une fortune en or qui l’attendait dans les banques a Paris. Ils disaient que s’il n’y avait pas eu son parc, ils seraient tous morts de faim, cette annee-la. Ils disaient que c’etait un escroc. Ils disaient que c’etait un saint. Certains disaient : il a quelque chose, comme une sorte de malheur sur lui.

53

Tout ce qu’Herve Joncour dit, de son voyage, fut que les ?ufs avaient eclos, dans un village pres de Cologne, et que ce village s’appelait Eberfeld.

Quatre mois et treize jours apres son retour, Baldabiou vint s’asseoir en face de lui, au bord du lac, a la limite occidentale du parc, et lui dit

— De toute facon, il faudra bien que tu la racontes a quelqu’un, un jour ou l’autre, la verite.

Il le dit doucement, en faisant un effort, car il ne croyait pas que la verite put, jamais, servir a quelque chose.

Herve Joncour porta son regard vers le parc.

Il y avait l’automne, et une fausse lumiere, partout.

— La premiere fois que j’ai vu Hara Kei, il portait une tunique sombre, il etait assis les jambes croisees, immobile, dans un coin de la piece. Etendue pres de lui, la tete posee sur ses genoux, il y avait une femme. Ses yeux n’avaient pas une forme orientale, et

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