bois et la pierre, mais les pieds, beaucoup moins intelligents, suivaient mal. Ils raclaient le mur, derapaient, arrachaient des feuilles, et parfois ruaient dans le vide. Francois sentait alors tout le poids de son corps qui le tirait vers le bas. Une chute ne serait pas tres dangereuse, ni peut-etre tres bruyante, mais il n'aurait pas le courage de recommencer l'escalade, parce que le froid le gagnait. Toute l'humidite cachee dans l'epaisseur du lierre se communiquait a sa poitrine, a son ventre. Son pyjama, completement trempe, collait a ses cuisses et entravait ses mouvements. Il haletait. Le bord de la fenetre n'etait pas encore en vue. Il s'arreta un instant, suspendu a ses doigts et a ses orteils, la gorge brulante. Il avait beau se repeter: «Je peux… Je peux…», il arrivait au bout de ses forces. Il reprit pourtant sa reptation verticale, lentement, lourdement. A mesure que le lierre montait, ses multiples branches s'amincissaient, devenaient moins noueuses, plus glissantes. Il fallait chercher des points d'appui a gauche et a droite, progresser en zigzags. Le sol etait loin. Le danger grandissait. Par chance, alors que le rez-de- chaussee etait construit en pierres de taille a la surface lisse, le premier etage, d'un materiau plus leger, offrait une espece de meuliere bosselee et poreuse sur laquelle les pieds s'accrochaient plus facilement. Tete levee, mais pas trop, afin de garder l'equilibre, Francois mesura la distance qu'il devait encore franchir. Il arrivait juste sous le rebord de la fenetre, ce qui allait compliquer sa tache, car il ne voyait pas comment franchir ce redan.

Faire un retablissement? Non. Ce serait trop dur. Il n'etait pas Tarzan. La seule solution etait d'obliquer, de depasser la fenetre et, ensuite, de se rabattre obliquement pour prendre pied sur le bord inferieur. Mais Francois, bientot, se rendit compte que cette man?uvre presentait de gros risques. Ecartele en etoile le long du mur, il resta un moment suspendu, incapable de ramener a lui sa jambe gauche, qui n'obeissait plus. Il en avait les larmes aux yeux, de colere, d'impuissance et de peur. Enfin elle osa se decoller et, pour ainsi dire, le rejoindre. C'etait une etrange impression d'etre servi par des membres qui semblaient avoir conquis leur independance. Il fallait presque parlementer avec eux, leur parler comme a des betes aimables mais capricieuses. La main droite s'en allait sous les feuilles, palpait, s'arretait. «Plus loin! Va plus loin!.. Je tiens bon…» La main hesitait, lachait sa prise, s'affolait, revenait precipitamment… Pendant ce temps, le pied droit donnait du souci. Il etait agite d'un brusque tremblement et s'insurgeait contre la souffrance, car la pierre rapeuse ecorchait la peau mouillee.

Avec une attention aigue, Francois etait present partout a la fois et, s'encourageant, se suppliant ou s'insultant, il parvint a se hisser a la hauteur de la fenetre. Un dernier coup de reins. Les doigts qui se referment sur la barre d'appui. Le corps qui bascule enfin dans la chambre. Les murs tournoient. Le sang cogne dans les arteres. C'est fini. Est-ce possible? Je suis arrive. Je suis chez moi. Le mot de Mrs. Humphrey lui revint en memoire: «Dans ma jeunesse, on avait de l'education.» Il se mit a rire, nerveusement. Toute son angoisse s'en allait comme une humeur maligne qui s'echappe d'un abces. Il etait deja pret a se moquer de ce qui, en somme, n'avait ete qu'une mesaventure. Et elle avait raison, la brave Mrs. Humphrey. Il faut etre bien mal eduque pour rentrer chez soi par escalade.

Il se leva et, en boitillant, alla allumer sa lampe de chevet. Il examina les degats. Ce n'etait pas trop grave. Une legere coupure a l'orteil droit; une ecorchure a la main gauche. Plus de peur que de mal. Il revetit un pyjama sec, apres s'etre frictionne, et se coucha. Merveilleuse chaleur du lit! Mais s'il avait espere trouver un prompt sommeil, il s'etait bien trompe. La fatigue l'empechait maintenant de dormir et, agissant comme un alcool, donnait au contraire a ses reflexions une acuite presque douloureuse.

Car il etait bien oblige de se demander pourquoi Miss Mary, en pleine nuit, avait rendez-vous avec quelqu'un. Et pourquoi elle lui donnait une valise. Que contenait cette valise?… Y avait-il un lien entre cette etrange sortie et le cambriolage?… Et si les objets voles s'etaient trouves dans la valise?… D'abord, ce n'etait pas precisement une valise, mais plutot une mallette plate, a peine plus volumineuse qu'un attache-case. Le petit elephant, la main, le poignard et les pistolets pouvaient y tenir a l'aise. Mais dans ce cas?…

«Allons, mon vieux Sans-Atout, pensa Francois va jusqu'au bout. Si tu raisonnes juste, tu dois admettre que le cambriolage de la nuit derniere a ete simule!»

C'etait absurde! C'etait choquant! Et pourtant… Apres tout, c'etait la jeune femme qui avait donne l'alarme, qui avait pretendu avoir entendu du bruit. Alors, pourquoi n'aurait-elle pas elle-meme decoupe la vitre? «Travail d'amateur», avait dit l'inspecteur. Travail hatif, fait par quelqu'un de presse. Miss Mary savait bien qu'elle ne courait pas grand risque, puisque c'etait elle qui habitait au-dessus du salon; c'etait elle seule que le bruit aurait pu reveiller… A partir de cette hypothese, tout se tenait. Miss Mary, apres avoir fracture la fenetre pour faire croire qu'on est venu de l'exterieur, emporte les objets qu'elle dissimule dans sa chambre, et donne l'alerte. Les garcons sont persuades qu'un cambrioleur est en train d'operer. D'ailleurs, ils entendent meme du bruit. Ce n'est qu'un volet qui bat, mais comment Morrisson douterait-il de leur temoignage?

Francois envoya promener ses couvertures et alla boire un grand verre d'eau. Mais il ne reussit pas a calmer l'agitation de sa pensee. Car la conclusion qui se formait d'elle-meme dans son esprit etait monstrueuse: Miss Mary etait la complice de quelque chose. Mais de quoi? Elle n'avait pu participer au vol du dossier rouge, puisqu'elle se trouvait chez elle quand les documents avaient ete emportes: Bob l'avait eue au telephone. Et les objets qu'elle avait fait passer a l'inconnu, toujours par hypothese, lui appartenaient deja, puisqu'elle devait epouser bientot M. Skinner. Enfin, si l'inconnu etait l'homme qui avait blesse l'ingenieur, Miss Mary aurait eu partie liee avec l'agresseur de son futur mari? Cela devenait delirant!

Mais parce que cette idee etait delirante, elle commencait a obseder Francois comme un cauchemar. Il la tournait et la retournait, et sa curiosite etait plus forte que sa repugnance. Il sentait qu'il avait decouvert quelque chose d'important, et en meme temps il avait l'impression de faire fausse route. Le vrai et le faux formaient un n?ud inextricable. Etait-elle coupable? Innocente? Et pourquoi pleurait-elle? La faisait-on chanter? Agissait-elle sous la menace de quelque infamante revelation?… Mais, dans ce cas, on aurait exige d'elle de l'argent. Pas un elephant? Pas une main de marbre?… A force de formuler des suppositions plus abracadabrantes les unes que les autres, Francois finit par s'endormir.

A son reveil, toutes les pensees qu'il avait remuees lui parurent profondement absurdes; mais, s'il reussit a les chasser, il n'en eprouva pas moins un certain malaise. Il se leva. Il etait raide, ankylose. La paume de sa main gauche etait un peu enflee. Une seance de gymnastique de vingt minutes le remit d'aplomb. Il tira les rideaux. La pluie tombait d'un ciel bas. Etrange climat, d'une etonnante versatilite. La journee n'allait pas etre bien gaie. Il descendit a la salle a manger, ou il trouva Miss Mary.

Bien coiffee, impeccable dans son pull-over et sa jupe de tweed, elle avait la nettete, l'aisance des gazelles que Francois avait vues, la veille, au parc zoologique. Souplesse de la demarche, elegance coulee des mouvements, et, au fond des yeux, la melancolie voilee des etres qui ont perdu leur liberte. «Compris! pensa Francois. Je continue a derailler.» Il s'appliqua a etre enjoue, fit honneur au petit dejeuner, tandis que Miss Mary appelait l'hopital. Bob arriva a son tour.

— Salut!

— Salut.

— Bien dormi?

— Merveilleusement, dit Francois avec aplomb.

— Tu as vu le temps? Nous sommes bons pour le British Museum. Quelle barbe!.. Et si on allait chez Mme Tussaud. C'est notre Musee Grevin. Il y a, au sous-sol, un cabinet des horreurs formidable. Hein?

Bob fit part de son idee a Miss Mary qui revenait, et qui parut la trouver d'un gout discutable.

— Vous irez seuls, dit-elle. Moi, toutes ces scenes de crimes me rendent malade. Et puis le moment me parait mal choisi… Je viens d'avoir l'infirmiere. Jonathan a passe une bonne nuit. L'operation est toujours decidee pour demain. A mon avis, voici ce que nous pourrions faire. D'abord, bien sur, passer a l'hopital et puis, apres, liberte pour chacun. Je ne veux pas m'imposer. Vous denicherez bien un bon petit restaurant italien; ce sont les meilleurs. Et vous disposerez de l'apres-midi a votre guise. Tout ce que je vous demande, c'est d'etre rentres pour sept heures.

Elle baissa la voix, a cause de Mrs. Humphrey:

«D'accord?

— D'accord!

Elle regardait les garcons en souriant et il y avait, dans ce sourire, quelque chose de si frais, de si spontane, une telle confiance, aussi, que Francois sentit fondre ses soupcons. Il avait reve, voila tout. Mais la petite fievre qui battait dans sa main lui rappelait son equipee de la nuit. Alors, c'etait une autre Mary qu'il avait vue. Celle qui etait la avait la transparence du cristal. Il y avait une Mary pour le jour et une autre pour la nuit. Il y avait une innocente et une coupable!

— On part dans une demi-heure, ajouta la jeune femme.

Bousculade dans le cabinet de toilette. Bob taquin, plein d'entrain; Francois reserve.

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