Mrs. Humphrey fit un petit salut plein de reserve et prit la valise des mains de M. Skinner.

— Eh bien, dit celui-ci, choisissez: ou bien nous passons a table dans un quart d'heure, car je vois que Mrs. Humphrey s'inquiete deja pour son roti, ou bien nous allons rendre tout de suite une courte visite a mes marionnettes…

— Tres courte, s'il vous plait, supplia la gouvernante.

— Vous voyez, plaisanta l'ingenieur, Mrs. Humphrey a devine du premier coup d'?il que vous alliez choisir les automates. Allons-y!

Ils traverserent un vaste vestibule orne de meubles anciens et prirent un corridor qui les amena dans une piece a la destination incertaine. C'etait un bureau, a en juger par la bibliotheque et l'immense table encombree de livres, de papiers, de classeurs, mais c'etait aussi une sorte d'atelier, puisqu'il y avait, pres des deux fenetres donnant sur le jardin, un etabli supportant une foule d'outils minuscules, semblables a ceux des horlogers. Et, dans une vitrine, s'alignaient les fameuses marionnettes. — Voici monsieur Tom, dit l'ingenieur.

Il presenta a Francois un petit garcon, habille en ecolier et mesurant une cinquantaine de centimetres de hauteur; le visage de l'automate rappelait celui d'une poupee, par sa matiere brillante, mais il avait ete traite d'une maniere beaucoup moins conventionnelle. Les yeux, un peu trop fixes, avaient un regard doue d'une inquietante perspicacite, comme si un adulte plein de ruse avait reussi a se cacher sous ce masque pueril. Les cheveux etaient longs et emmeles, et faisaient tres «etudiant». La bouche, legerement entrouverte, laissait voir de vraies dents. La main gauche etait enfoncee dans la poche du pantalon; la droite tenait negligemment des lunettes aux epaisses montures d'ecaille, de veritables lunettes d'intellectuel.

M. Skinner, d'un revers de bras, debarrassa un coin de la table sur lequel il mit debout l'etrange; mannequin. Il se recula de quelques pas.

— N'est-ce pas qu'il est reussi? demanda-t-il. Et encore ce n'est rien. Vous allez voir.

Il s'adressa a l'automate, d'un ton presque respectueux.

— Monsieur Tom?… Avez-vous passe une bonne nuit?… Vous sentez-vous capable de travailler avec moi?

— Tres volontiers, repondit la figurine.

Et Francois sursauta, en entendant cette voix qui ressemblait a celle de Bob, mais qui paraissait venir de loin, comme une voix percue au telephone. D'un geste lent, l'automate porta les lunettes a ses yeux.

— Extraordinaire! murmura Francois, enthousiasme.

— Ce sera tout, monsieur Tom, dit l'ingenieur. C'est la phrase-clef, expliqua-t-il a Francois. Elle ramene le mecanisme a zero.

Pendant qu'il parlait, l'automate abaissa ses lunettes et reprit sa position d'attente.

— Essayez vous-meme, Francois. Appliquez-vous a bien articuler.

— Monsieur Tom, dit Francois, avez-vous passe une bonne nuit? Vous sentez-vous capable de travailler avec moi?

L'automate ne bougea pas. M. Skinner sourit.

— La preuve est faite, mon cher Francois… Vous prononcez vos voyelles a la francaise. M. Tom ne vous comprend pas.

Bob tira son pere par la manche.

— Papa…, Mrs. Humphrey s'impatiente. Son roti va etre brule.

— Ah! C'est vrai, fit l'ingenieur avec regret. Eh bien, allons dejeuner, puisque telle est la volonte de Mrs. Humphrey.

Il remit l'automate a sa place, dans la vitrine, aupres d'un horse guard en grande tenue et d'un juge solennel sous sa perruque d'un autre age. Puis, tirant de sa poche un trousseau de clefs, il ouvrit une armoire, dont la porte etait doublee d'acier. Il en sortit un epais classeur a couverture rouge, debordant de fiches.

— Cinq annees de recherches, dit-il, en le frappant du plat de la main. Cinq annees de tatonnements, d'erreurs et de succes… Je ne pourrais plus recommencer. J'ai passe des moments trop difficiles. Bon. Ne nous laissons pas aller… A table!

Il remit le dossier dans l'armoire, qu'il referma, regarda l'heure a sa montre, et reprima un mouvement de contrariete.

— Vous m'excuserez, Francois. Il est plus tard que je ne pensais. Je serai oblige de vous quitter avant la fin du dejeuner a cause d'un rendez-vous que j'allais oublier.

Il poussa les deux garcons devant lui et ils entrerent dans une salle a manger tres simple, mais cossue, avec ses boiseries patinees, ses chaises a haut dossier, son buffet de style. M. Skinner fit asseoir Francois a sa droite.

— Voyez-vous, mon cher Francois, ce n'est pas le tout d'inventer… C'est meme le plus facile. Ce qui donne vraiment du souci, c'est de negocier l'invention, d'obtenir un resultat avant ses concurrents, car je ne suis pas le seul a travailler sur des automates. J'ai un peu d'avance et je ne dois pas la perdre.

Ce n'etait pas la un simple propos de circonstance. Il y avait de l'anxiete dans les paroles de l'ingenieur. Francois le sentit et s'efforca, par ses questions, d'aiguiller la conversation sur un autre sujet. Mais M. Skinner restait distrait, et Bob n'etait pas bavard. Mrs. Humphrey assurait un service discret et efficace. «Au fond, pensa Francois, ce qui rend un peu lugubre cet excellent repas, c'est l'absence d'une maitresse de maison. Le pauvre Bob ne doit pas s'amuser tous les jours!»

M. Skinner n'attendit pas le dessert. Il se leva et tendit la main a Francois.

— Il faut que je file. Je suis attendu par M. Merrill, mon bailleur de fonds. Mais je rentrerai vers dix-sept heures. Ici, les spectacles commencent beaucoup plus tot qu'en France… A ce soir.

Il sortit. Mrs. Humphrey apporta une tarte aux prunes et la decoupa en silence. Les deux garcons resterent en tete a tete, et soudain ils furent comme deux etrangers reunis par le hasard.

— Tiens, si tu veux te servir, murmura Bob. D'habitude, c'est mon pere qui decoupe. Le rite du gateau, c'est sacre. Mais je ne sais pas ce qu'il a, depuis quelque temps. Peut-etre s'est-il querelle avec Miss Margrave.

— Qui est Miss Margrave?

— Tu le sais bien. Quoi! Je ne te l'ai pas dit?… C'est sa fiancee. Il doit se marier a l'automne… Moi, j'aime autant. Mrs. Humphrey est bien gentille, mais dans le genre rugueux, si tu vois. Elle me donne toujours l'impression que je suis en faute.

Il ajouta, en francais:

«Ce n'est pas toujours rigolo!»

Et il sourit tristement.

Le mysterieux visiteur

L'instant de gene etait passe. Bob avait retrouve sa bonne humeur. Il conduisit Francois a sa chambre, au premier etage.

— On aurait du commencer par la, dit-il. Mais papa est terrible, avec ses marionnettes. Il n'a que ca en tete… Ca te plait?

Oui, Francois aimait beaucoup cette chambre, a la tapisserie gaie, representant des cavaliers sautant des obstacles, au lit a l'ancienne, avec ses rideaux de velours retenus par des embrasses, et les deux fauteuils de cuir, confortables comme savent l'etre les fauteuils anglais. Il ouvrit la fenetre. Un lierre epais l'encadrait, qui sentait la pluie et le terreau. Mais le soleil avait chasse les nuages et les allees du jardin fumaient legerement.

— Tu remarqueras…, un jardin de savant, dit Bob. Il n'y a plus que des mauvaises herbes. Autrefois, c'etait Mrs. Humphrey qui s'en occupait. Mais, avec ses varices qui souvent l'empechent de marcher, c'est tout juste, maintenant, si elle peut assurer son service dans la maison.

Il s'accouda aupres de Francois.

— Quand mon pere sera remarie, continua-t-il, j'espere que tout rentrera dans l'ordre… Elle est bien, Miss Margrave, tu verras… Elle vient souvent, bien sur. Elle habite a Guildford, a une heure d'ici.

Il reva un instant, chassa une guepe qui voulait entrer dans la chambre, et baissa la voix:

— J'etais si petit quand j'ai perdu ma mere… Je l'ai oubliee. Miss Margrave, je sais bien, ce ne sera pas pareil, mais ce sera quand meme mieux qu'avant. Et puis nous engagerons un jardinier. Papa a l'intention aussi de

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