ENQUETES ( ?). Le nom de Faber etait la. Il ne l’avait ni signale ni efface.

Il forma le numero sur un appareil auxiliaire. Le telephone a l’autre bout de la ligne appela le nom de Faber une douzaine de fois avant que le professeur reponde d’une voix eteinte. Montag se fit connaitre ; un long silence s’ensuivit. « Oui, monsieur Montag ?

— Professeur Faber, j’ai une question un peu bizarre a vous poser. Combien reste-t-il d’exemplaires de la Bible dans notre pays ?

— J’ignore de quoi vous parlez !

— Je veux savoir s’il en reste seulement des exemplaires.

— C’est une espece de piege que vous me tendez la !

Je ne peux pas parler comme ca a n’importe qui au telephone.

— Combien d’exemplaires de Shakespeare et de Platon?

— Aucun ! Vous le savez aussi bien que moi. Aucun ! » Faber raccrocha.

Montag reposa le combine. Aucun. Il le savait, bien sur, d’apres les listes de la caserne. Mais il avait en quelque sorte voulu l’entendre de la bouche meme de Faber.

Dans le couloir le visage de Mildred etait rouge d’excitation. « Chouette, les copines arrivent ! » Montag lui montra un livre. « Voici l’Ancien et le Nouveau Testament, et...

— Tu ne vas pas remettre ca ?

— C’est peut-etre le dernier exemplaire dans cette partie du monde.

— Il faut que tu le rendes ce soir, tu sais bien. Le capitaine Beatty sait que tu l’as, non ?

— Je ne crois pas qu’il sache quel livre j’ai vole. Mais lequel choisir en remplacement ? Est-ce que je rapporte M. Jefferson ? M. Thoreau ? Lequel est le moins precieux ? Si j’opte pour un autre et que Beatty sait lequel j’ai vole, il va penser qu’on a ici toute une bibliotheque ! » Les levres de Mildred se crisperent. « Tu vois ce que tu es en train de faire ? Tu vas causer notre perte !

Qu’est-ce qui compte le plus, moi ou cette Bible ? » Voila qu’elle se mettait a hurler, assise la comme une poupee de cire fondant dans sa propre chaleur.

Il entendait deja la voix de Beatty. « Asseyez-vous, Montag. Regardez. Delicatement, comme les petales d’une fleur. Mettez le feu a la premiere page, mettez le feu a la deuxieme. Chacune devient un papillon noir. C’est pas beau, ca ? Allumez la troisieme page a la deuxieme et ainsi de suite, comme on allume une cigarette avec la precedente, chapitre par chapitre, toutes les sottises que vehiculent les mots, toutes les fausses promesses, toutes les idees de seconde main et autres philosophies surannees. » Beatty assis la, transpirant legerement, au milieu d’un essaim de phalenes noirs foudroyes par un unique orage.

Mildred cessa de glapir aussi vite qu’elle avait commence. Montag n’ecoutait plus. « Il n’y a qu’une chose a faire, dit-il. Avant de donner ce livre a Beatty ce soir, il faut que je le fasse photocopier.

— Tu seras la pour voir le Clown Blanc avec nous toutes, ce soir ? » cria Mildred.

Montag s’arreta a la porte, le dos tourne. « Millie ? » Silence. « Quoi ?

— Millie ? Ce Clown Blanc... est-ce qu’il t’aime ? » Pas de reponse.

« Millie, est-ce que... » Il s’humecta les levres. « Est-ce que ta 'famille' t’aime, t’aime vraiment, t’aime de tout son c?ur et de toute son ame, Millie ? » Il sentit les yeux de sa femme qui se plissaient lentement, fixes sur sa nuque.

« En voila une question idiote ! » Il en aurait pleure, mais rien ne sortit de ses yeux ni de sa bouche.

« Si tu vois ce chien dehors, reprit Mildred, donne-lui un coup de pied de ma part. » Il hesita, ecoutant a la porte avant de l’ouvrir. Puis il sortit.

La pluie s’etait arretee et le soleil se couchait dans un ciel degage. La rue, la pelouse et le perron etaient deserts. Il poussa un grand soupir.

Et il claqua la porte.

Il etait dans le metro.

Je suis tout engourdi, se dit-il. Quand cet engourdissement a-t-il commence a me gagner la figure ? Le corps ? La nuit ou j’ai heurte du pied le flacon de comprimes, comme si je butais sur une mine enterree.

Mais cet engourdissement finira bien par s’en aller.

Ca prendra du temps, mais j’y arriverai, ou Faber y arrivera pour moi. Quelqu’un, quelque part, me rendra mon visage et mes mains tels qu’ils etaient. Meme mon sourire, pensa-t-il, mon vieux sourire dessine au fer rouge, qui a disparu et sans lequel je suis perdu.

La paroi du metro defilait sous ses yeux, carreaux creme, noir de jais, carreaux creme, noir de jais, chiffres et tenebres, encore des tenebres, tout cela s’additionnant tout seul.

Un jour, alors qu’il etait enfant, il s’etait assis sur une dune de sable jaune au bord de la mer au beau milieu d’une journee d’ete torride et azuree. Il essayait de remplir un tamis de sable parce qu’un cousin cruel lui avait dit : « Si tu remplis ce tamis, tu auras dix cents ! » Et plus vite il deversait le sable, plus vite le tamis se vidait dans un chaud murmure. Ses mains etaient fatiguees, le sable etait brulant, le tamis restait vide. Assis la en plein c?ur de juillet, mure dans le silence, il avait senti les larmes ruisseler sur ses joues.

Et maintenant, tandis que le train a air comprime l’emportait dans sa course cahotante a travers les caveaux morts de la ville, voila qu’il se souvenait de la terrible logique de ce tamis. Il baissa les yeux et s’apercut qu’il tenait la Bible ouverte a la main. Il y avait du monde dans le train pneumatique, mais il serrait le livre entre ses doigts et l’idee absurde lui vint que s’il lisait tres vite, d’un bout a l’autre, un peu de sable resterait peut-etre dans le tamis. Mais il lisait et les mots se derobaient, et il pensa : Dans quelques heures, je serai devant Beatty, je lui tendrai ceci ; aucune phrase ne doit m’echapper, chaque ligne doit s’inscrire dans ma memoire. Il faut que j’y arrive.

Ses mains se crisperent sur le livre.

Des trompettes retentirent.

« Dentifrice Denham. » La ferme, pensa Montag. Voyez les lis des champs.

« Dentifrice Denham. » Ils ne travaillent pas...

« Dentifrice... » Voyez les lis des champs, la ferme, la ferme.

« Denham ! » Il ouvrit brutalement le livre et le feuilleta, touchant les pages comme s’il etait aveugle, s’arretant sur la forme de chaque lettre, sans ciller.

« Denham. D-E-N... » Ils ne peinent ni ne ...

Murmure implacable du sable brulant a travers un tamis vide.

« Denham resout le probleme ! » Voyez les lis, les lis, les lis...

« Denham defend l’email des dents.

— La ferme, la ferme, la ferme ! » C’etait une supplication, un cri si terrible que Montag se retrouva debout sous les yeux scandalises des occupants de la voiture braillarde, qui s’ecartaient de cet homme au visage dement, congestionne, de cette bouche seche, eructante, de ce livre en train de battre des ailes dans son poing. Les gens qui etaient assis un instant plus tot, battant la mesure du pied sous les assauts du Dentifrice Denham, du Detergent Dentaire Denham Doublement Decapant, du Dentifrice Denham, Denham, Denham, un deux trois, un deux, un deux trois, un deux. Les gens dont les levres commencaient a former les mots Dentifrice, Dentifrice, Dentifrice. En represailles, les haut-parleurs du train vomirent sur Montag un deluge de musique a base de ferblanc, cuivre, argent, chrome et airain. Les gens cedaient au matraquage ; ils ne s’enfuyaient pas, faute d’endroit ou s’enfuir ; le grand train pneumatique filait le long de son tunnel dans la terre.

« Les lis des champs.

— Denham.

— Les lis, j’ai dit ! » Les gens ouvraient des yeux effares.

« Appelez le chef de train.

— Ce type a perdu...

— Knoll View ! » Le train s’arreta dans un sifflement.

« Knoll View ! » Un cri.

« Denham. » Un murmure.

Les levres de Montag bougerent a peine. « Les lis... » La porte de la voiture s’ouvrit dans un chuintement.

Montag resta debout, immobile. La porte hoqueta, commenca a se refermer. Alors seulement Montag bondit au milieu des voyageurs, hurlant dans sa tete, et plongea de justesse entre les deux lames de la porte. Il s’engouffra dans les tunnels carreles de blanc, negligeant les escaliers mecaniques, car il voulait sentir ses pieds remuer, ses bras se balancer, ses poumons se contracter et se dilater, sa gorge s’irriter au contact de l’air. Une

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