maison. « Parlez-moi encore.

— Voulez-vous que je vous fasse la lecture ? Je ferai en sorte que vous puissiez memoriser. Je ne dors que cinq heures par nuit. Je n’ai rien d’autre a faire. Alors si vous voulez, je vous ferai la lecture pendant votre sommeil. Il parait qu’on retient des informations meme quand on dort, si quelqu’un nous les murmure a l’oreille.

— D’accord.

— Tenez. » De l’autre bout de la ville plongee dans la nuit lui parvint le bruissement infime d’une page tournee. « Le livre de Job. » La lune monta dans le ciel tandis que Montag allait, les levres animees d’un mouvement a peine perceptible.

A neuf heures du soir, il etait en train de prendre un diner leger quand la porte d’entree appela dans le couloir. Mildred se rua hors du salon comme un autochtone fuyant une eruption du Vesuve. Mme Phelps et Mme Bowles franchirent le seuil et disparurent dans la gueule du volcan, des martinis a la main. Montag s’arreta de manger. Elles ressemblaient a un monstrueux lustre de cristal tintant sur mille tonalites, il vit leurs sourires de chat du Cheshire s’imprimer, flamboyants, sur les murs de la maison, et voila qu’elles criaient a tue-tete pour se faire entendre dans le vacarme general.

Montag se retrouva a la porte du salon, la bouche pleine.

« On dirait que ca va bien pour tout le monde !

— Ca va bien.

— Tu as une mine superbe, Millie.

— Superbe.

— Tout le monde a l’air en superforme.

— En superforme ! » Immobile, Montag les observait.

« Patience, murmura Faber.

— Je ne devrais pas etre ici, dit Montag entre ses dents, presque pour lui-meme. Je devrais etre en route pour chez vous avec l’argent !

— Demain suffira. Prudence !

— Cette emission n’est-elle pas une merveille ? s’ecria Mildred.

— Une merveille ! » Sur l’un des murs une femme souriait tout en buvant du jus d’orange. Comment peut- elle faire les deux a la fois ? songea absurdement Montag. Sur les autres murs une radioscopie de la meme femme permettait de suivre, de contractions en contractions, le trajet de la boisson rafraichissante jusqu’a son ravissant estomac ! Brusquement la piece s’envola dans les nuages a bord d’une fusee, puis plongea dans une mer vert absinthe ou des poissons bleus devoraient des poissons rouge et jaune.

Une minute plus tard trois clowns blancs de dessin anime se mirent a s’amputer mutuellement sous d’enormes vagues de rires. Encore deux minutes et la piece se trouva catapultee hors de la ville, devant une piste ou des jet cars tournaient a toute allure en se percutant a qui mieux mieux. Montag vit nombre de corps voler en tous sens.

« Millie, tu as vu ca ?

— J’ai vu, j’ai vu ! » Montag glissa une main a l’interieur du mur et actionna l’interrupteur. Les images se resorberent comme de l’eau s’echappant d’un gigantesque bocal de poissons surexcites.

Les trois femmes se retournerent lentement et regarderent Montag avec une irritation non dissimulee qui ceda le pas a de l’aversion pure et simple.

« Quand pensez-vous que la guerre va eclater ? lancat-il. Je remarque que vos maris ne sont pas la ce soir.

— Oh, ils vont et viennent, ils vont et viennent, dit Mme Phelps. On voit Finnegan de temps en temps, l’Armee a appele Pete hier. Il sera de retour la semaine prochaine. C’est ce qu’on lui a dit. Une guerre eclair. Quarante-huit heures, d’apres eux, et tout le monde rentre chez soi. C’est ce qu’on dit dans l’Armee. Une guerre eclair. Pete a ete appele hier et on lui a dit qu’il serait de retour la semaine prochaine. Une guerre ec... » Les trois femmes s’agitaient et jetaient des regards inquiets vers les murs vides couleur de boue.

« Je ne me frappe pas, reprit Mme Phelps. Je laisse ca a Pete. » Elle gloussa. « Je laisse ce vieux Pete s’en faire pour nous deux. Moi non. Je ne me fais pas de souci.

— Oui, dit Millie. Laissons ce vieux Pete se faire du souci tout seul.

— C’est toujours les maris des autres qui y restent, a ce qu’il parait.

— J’ai entendu dire ca, moi aussi. Je n’ai jamais connu personne qui soit mort a la guerre. En se jetant du haut d’un immeuble, oui, comme le mari de Gloria la semaine derniere, mais a la guerre ? Personne.

— Jamais a la guerre, acquiesca Mme Phelps. De toute facon, Pete et moi avons toujours ete d’accord : pas de larmes, rien de tout ca. C’est notre troisieme mariage a chacun, et nous sommes independants. Restons independants, c’est ce que nous avons toujours dit. Si je me fais tuer, m’a-t-il dit, continue comme si de rien n’etait et ne pleure pas ; remarie-toi et ne pense pas a moi.

— A propos, lanca Mildred, vous avez vu Clara Dove, ce tele-roman de cinq minutes, hier soir ? C’est l’histoire d’une femme qui... » Sans rien dire, Montag contemplait les visages des trois femmes comme il avait regarde les visages des saints dans une etrange eglise ou il etait entre quand il etait enfant. Les tetes de ces personnages vernisses ne signifiaient rien pour lui, mais il etait reste la un long moment a leur parler, a s’efforcer d’appartenir a cette religion, de savoir en quoi elle consistait, d’absorber dans ses poumons, donc dans son sang, assez de cet encens apre et de cette poussiere particuliere a l’endroit pour se sentir touche et concerne par la signification de ces hommes et de ces femmes colories aux yeux de porcelaine et aux levres vermeilles. Mais il n’avait rien eprouve, rien du tout ; c’etait comme deambuler dans un nouveau magasin, ou son argent n’avait pas cours, ou son c?ur etait reste froid, meme quand il avait touche le bois, le platre et l’argile. Il en etait de meme a present, dans son propre salon, avec ces femmes qui se tortillaient dans leur fauteuil, allumaient des cigarettes, soufflaient des nuages de fumee, tripotaient leurs cheveux recuits et examinaient leurs ongles flamboyants comme s’ils avaient pris feu sous son regard. La hantise du silence gagnait leurs traits. Elles se pencherent en avant au bruit que fit Montag en avalant sa derniere bouchee.

Elles ecouterent sa respiration fievreuse. Les trois murs vides de la piece evoquaient les fronts pales de geants plonges dans un sommeil sans reves. Montag eut l’impression que si l’on touchait ces trois fronts hebetes on sentirait une fine pellicule de sueur au bout des doigts.

Cette transpiration se joignait au silence et au tremblement imperceptible du milieu ambiant et de ces femmes qui se consumaient d’anxiete. D’un moment a l’autre elles allaient emettre un long sifflement crachotant et exploser.

Montag remua les levres.

« Et si nous bavardions un peu ? » Les femmes sursauterent et ouvrirent de grands yeux.

« Comment vont vos enfants, madame Phelps ? demanda-t-il.

— Vous savez bien que je n’en ai pas ! Dieu sait qu’aucune personne sensee n’aurait l’idee d’en avoir ! » s’emporta Mme Phelps sans tres bien savoir pourquoi elle en voulait a cet homme.

« Je ne suis pas de cet avis, dit Mme Bowles. J’ai eu deux enfants par cesarienne. Inutile de souffrir le martyre pour avoir un bebe. Les gens doivent se reproduire, n’est-ce pas, la race doit se perpetuer. Et puis, il arrive que les enfants vous ressemblent, et c’est bien agreable.

Deux cesariennes et le tour etait joue, je vous le garantis.

Oh, mon docteur m’a bien dit : 'Pas besoin de cesarienne ; vous avez le bassin qui convient, tout est normal', mais j’ai insiste.

— Cesariennes ou pas, les enfants sont ruineux ; vous n’avez plus votre tete a vous, retorqua Mme Phelps.

— Je bazarde les enfants a l’ecole neuf jours sur dix.

Je n’ai a les supporter que trois jours par mois a la maison ; ce n’est pas la mer a boire. On les fourre dans le salon et on appuie sur le bouton. C’est comme la lessive ; on enfourne le linge dans la machine et on claque le couvercle. » Mme Bowles laissa echapper un petit rire niais. « C’est qu’ils me flanqueraient des coups de pied aussi bien qu’ils m’embrasseraient. Dieu merci, je sais me defendre ! » Les trois femmes s’esclafferent, exposant leur langue.

Mildred resta un moment tranquille puis, voyant Montag toujours debout sur le seuil, battit des mains. « Et si nous parlions politique, pour faire plaisir a Guy ?

— Bonne idee, dit Mme Bowles. J’ai vote aux dernieres elections, comme tout le monde, et je n’ai pas cache

Вы читаете FAHRENHEIT 451
Добавить отзыв
ВСЕ ОТЗЫВЫ О КНИГЕ В ИЗБРАННОЕ

0

Вы можете отметить интересные вам фрагменты текста, которые будут доступны по уникальной ссылке в адресной строке браузера.

Отметить Добавить цитату