nourriture d’un savoir suavement enonce', a dit Sir Philip Sidney. Mais d’un autre cote : 'Les mots sont pareils aux feuilles : quand ils abondent, L’esprit a peu de fruits a cueillir a la ronde.' Alexander Pope. Que pensez-vous de cela ?

— Je ne sais pas.

— Attention, murmura Faber depuis un autre monde, au loin.

— Ou de ceci ? 'Une goutte de science est chose dangereuse. Bois a grands traits ou fuis l’eau des Muses charmeuses ; A y tremper la levre on est certain d’etre ivre, Et c’est d’en boire a satiete qui te delivre.' Pope. Meme Essai. Ca donne quoi dans votre cas ? » Montag se mordit la levre.

« Je vais vous le dire, poursuivit Beatty en adressant un sourire a ses cartes. Ca vous a transforme momentanement en ivrogne. Lisez quelques lignes et c’est la chute dans le vide. Boum, vous etes pret a faire sauter le monde, a trancher des tetes, a dequiller femmes et enfants, a detruire l’autorite. Je sais, je suis passe par la.

— Je me sens tres bien, dit nerveusement Montag.

— Ne rougissez pas. Je ne vous cherche pas noise, je vous assure. Figurez-vous que j’ai fait un reve, il y a une heure. Je m’etais allonge pour faire un somme et dans ce reve, vous et moi, Montag, nous avions une violente discussion sur les livres. Vous etiez fou de rage, me bombardiez de citations. Je parais calmement tous les coups.

La force, disais-je. Et vous, citant Johnson : 'Science fait plus que violence !' Et je repondais : 'Eh bien, mon cher, Johnson a dit aussi : ‘Aucun homme sense ne lachera une certitude pour une incertitude.’' Restez pompier, Montag. Tout le reste n’est que desolation et chaos !

— Ne l’ecoutez pas, murmura Faber. Il essaie de vous brouiller les idees. Il est retors. Mefiez-vous ! » Petit rire de Beatty. « Et vous de citer : 'La verite eclatera au grand jour, le crime ne restera pas longtemps cache !' Et moi de m’ecrier jovialement : 'Oh, Dieu, il preche pour sa propre cause !' Et : 'Le diable peut citer les Ecritures a son profit.' Et vous de brailler : 'Nous faisons plus de cas d’une vaine brillance Que d’un saint en haillons tout petri de sapience.' Et moi de murmurer en toute tranquillite : 'La dignite de la verite se perd dans l’exces de ses protestations.' Et vous de hurler : 'Les cadavres saignent a la vue de l’assassin !' Et moi, en vous tapotant la main : 'Eh quoi, vous ferais-je a ce point grincer des dents ?' Et vous de glapir : 'Savoir, c’est pouvoir !' et : 'Un nain perche sur les epaules d’un geant voit plus loin que lui !' Et moi de resumer mon point de vue avec une rare serenite en vous renvoyant a Paul Valery : 'La sottise qui consiste a prendre une metaphore pour une preuve, un torrent verbeux pour une source de verites capitales, et soi-meme pour un oracle, est innee en chacun de nous.' » Montag avait la tete qui tournait a lui en donner la nausee. C’etait comme une averse de coups qui s’abattait sans pitie sur son front, ses yeux, son nez, ses levres, son menton, ses epaules, ses bras qui battaient l’air. Il avait envie de crier : « Non ! Taisez-vous, vous brouillez tout, arretez ! » Les doigts fins de Beatty vinrent brusquement lui saisir le poignet.

« Mon Dieu, quel pouls ! J’ai emballe votre moteur, hein, Montag ? Bon sang, votre pouls ressemble a un lendemain de guerre. Rien que des sirenes et des cloches ! Vous en voulez encore ? J’aime bien votre air af fole. Litteratures souahelie, indienne, anglaise, je les parle toutes. Une sorte de discours muet par excellence, mon petit Guy !

— Tenez bon, Montag ! » Le papillon de nuit revenait lui effleurer l’oreille. « Il cherche a troubler l’eau !

— Oh, la frousse que vous aviez ! continua Beatty.

Car je vous jouais un tour affreux en me servant des livres memes auxquels vous vous raccrochiez pour vous contrer sur tous les points ! Quels traitres peuvent etre les livres ! On croit qu’ils vous soutiennent, et ils se retournent contre vous. D’autres peuvent pareillement les utiliser, et vous voila perdu au milieu de la lande, dans un vaste fouillis de noms, de verbes et d’adjectifs. Et a la fin de mon reve, j’arrivais avec la Salamandre et disais : 'Je vous emmene ?' Et vous montiez, et nous revenions a la caserne dans un silence beat, ayant enfin retrouve la paix. » Beatty lacha le poignet de Montag dont la main retomba mollement sur la table. « Tout est bien qui finit bien. » Silence. Montag etait immobile, comme taille dans de la pierre blanche. L’echo du coup de marteau final sur son crane s’eteignait lentement dans la noire caverne ou Faber attendait que cessent les vibrations. Puis, quand le nuage de poussiere fut retombe dans l’esprit de Montag, Faber commenca, tout doucement : « Tres bien, il a dit ce qu’il avait a dire. A vous de l’enregistrer. Moi aussi, je donnerai mon avis dans les heures a venir. Enregistrez-le pareillement. Ensuite, en toute connaissance de cause, vous tacherez de choisir de quel cote il convient de sauter, ou de tomber. Je veux que la decision vienne de vous, pas de moi ni du capitaine. Mais souvenez-vous que le capitaine fait partie des pires ennemis de la verite et de la liberte : le troupeau compact et immuable de la majorite. Oh, Dieu, la terrible tyrannie de la majorite !

Nous avons tous nos harpes a faire entendre. Et c’est maintenant a vous de savoir de quelle oreille vous ecouterez. » Montag ouvrit la bouche pour repondre a Faber et fut sauve de son erreur par la sonnerie d’alarme. Tombant du plafond, la voix chargee de donner l’alerte se mit a seriner sa chanson. Un cliquetis s’eleva a l’autre bout de la piece ; le telescripteur enregistrait l’adresse signalee.

Le capitaine Beatty, sa main rose refermee sur ses cartes, se dirigea vers l’appareil avec une lenteur exageree et arracha le papier une fois l’impression terminee. Il y jeta un coup d’?il negligent et le fourra dans sa poche. Il revint s’asseoir. Tous les regards se tournerent vers lui.

« Il me reste exactement quarante secondes pour vous prendre tout votre argent », lanca-t-il d’une voix enjouee.

Montag posa ses cartes.

« Fatigue, Montag ? Vous vous couchez ?

— Oui.

— Attendez... Reflexion faite, on pourra finir cette partie plus tard. Retournez vos cartes et occupez-vous du materiel. Au trot ! » Et Beatty se releva. « Vous n’avez pas l’air dans votre assiette, Montag. Ca me desolerait que vous fassiez une rechute...

— Ca va aller.

— Et comment que ca va aller ! Cette fois, c’est un cas a part. Allez, du nerf ! » Ils s’elancerent et agripperent le mat de cuivre comme si c’etait la derniere planche de salut face a un raz de maree, a cette deconvenue pres que ledit mat les entraina vers le fond, dans l’obscurite et les petarades, quintes de toux et bruits de succion du dragon pestilentiel qui se reveillait a la vie !

« En avant ! » Ils virerent dans un tintamarre ou se melaient le tonnerre et le mugissement de la sirene, le hurlement des pneus martyrises et le ballottement du petrole dans le reservoir de cuivre etincelant, tel le contenu de l’estomac d’un geant, tandis que les doigts de Montag, secoues par la rampe chromee, lachaient prise et battaient l’air glace, que le vent plaquait ses cheveux en arriere et sifflait entre ses dents, et que lui-meme ne cessait de penser aux femmes, a ces femmes fetus dans son salon un peu plus tot dans la soiree, ces femmes dont le grain s’etait envole sous une bourrasque de neon, et a sa propre stupidite lorsqu’il leur avait fait la lecture. Autant essayer d’eteindre un incendie avec un pistolet a eau. Quelle sottise, quelle folie. Une colere debouchait sur une autre.

Une fureur en chassait une autre. Quand cesserait-il de n’etre que rage pour se tenir tranquille, etre la tranquillite meme ?

« Et c’est parti i » Montag leva les yeux. Beatty ne conduisait jamais, mais ce soir il etait au volant de la Salamandre, la faisant deraper dans les tournants, penche en avant sur le trone sureleve, son gros cire noir flottant derriere lui, ce qui le faisait ressembler a une enorme chauve-souris battant des ailes au-dessus du moteur et des numeros de cuivre, filant plein vent.

« C’est parti pour que le monde reste heureux, Montag ! » Les joues roses, phosphorescentes de Beatty luisaient au c?ur de la nuit et il souriait de toutes ses dents.

« Nous y voila ! » La Salamandre s’arreta dans un bruit tonitruant, ejectant ses passagers en une serie de glissades et de sauts disgracieux. Montag resta ou il etait, ses yeux irrites fixes sur l’eclat glace de la barre a laquelle ses doigts continuaient de se cramponner.

Je ne peux pas faire ca, se disait-il. Comment pourrais-je accomplir cette nouvelle mission ? Comment pourrais-je continuer a mettre le feu ? Je ne peux pas entrer dans cette maison.

Beatty, flairant le vent qu’il venait de fendre, se tenait a cote de Montag. « Ca va, Montag ? » Les hommes couraient comme des infirmes dans leurs lourdes bottes, aussi silencieux que des araignees.

Enfin, Montag leva les yeux et tourna la tete. Beatty le devisageait.

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