Allez, vas-y. Amusons-nous, arrete de pleurer, on va se faire une petite fete !
— Non, fit Mme Bowles. Je rentre tout droit chez moi.
Si vous voulez venir avec moi voir ma 'famille', tant mieux. Mais je ne remettrai plus jamais les pieds dans la maison de fous de ce pompier !
— Rentrez donc chez vous. » Montag la fixa calmement du regard. « Rentrez chez vous et pensez a votre premier mari divorce, au second qui s’est tue en avion, au troisieme qui s’est fait sauter la cervelle ; rentrez chez vous et pensez a votre bonne douzaine d’avortements, a vos maudites cesariennes et a vos gosses qui vous detestent ! Rentrez chez vous et demandez-vous comment tout ca est arrive et ce que vous avez fait pour l’empecher. Rentrez chez vous, rentrez chez vous ! hurla-t-il.
Avant que je vous cogne dessus et que je vous flanque dehors a coups de pied ! » Claquements de portes, et ce fut le vide dans la mai son. Montag se retrouva tout seul au c?ur de l’hiver, entre les murs du salon couleur de neige sale.
Dans la salle de bains, l’eau se mit a couler. Il entendit Mildred secouer le flacon de somniferes au-dessus de sa main.
« Quelle idiotie, Montag, mais quelle idiotie, mon Dieu, quelle incroyable idiotie...
— La ferme ! » Il arracha la balle verte de son oreille et la fourra dans sa poche.
Et l’appareil de gresiller. « ... idiotie... idiotie... » Il fouilla la maison et trouva les livres ou Mildred les avait empiles : derriere le refrigerateur. Il en manquait quelques-uns ; elle avait deja entrepris de se debarrasser de la dynamite entreposee dans sa maison, petit a petit, cartouche par cartouche. Mais il n’etait plus en colere, seulement fatigue et deconcerte par son propre comportement. Il transporta les livres dans l’arriere-cour et les cacha dans les buissons pres de la cloture. Pour cette nuit seulement, se dit-il, au cas ou elle deciderait d’en bruler d’autres.
Il regagna la maison. « Mildred ? » appela-t-il a la porte de la chambre plongee dans l’obscurite. Pas un bruit.
Dehors, en traversant la pelouse pour se rendre a son travail, il s’efforca de ne pas voir a quel point la maison de Clarisse McClellan etait sombre et deserte...
Tandis qu’il se dirigeait vers le centre-ville, il se sentit tellement seul face a son enorme bevue qu’il eut besoin de l’etrange chaleur humaine que degageait une voix douce et familiere parlant dans la nuit. Deja, au bout de quelques petites heures, il avait l’impression d’avoir toujours connu Faber. Desormais, il savait qu’il etait deux personnes, qu’il etait avant tout Montag ignorant tout, ignorant jusqu’a sa propre sottise, qu’il ne faisait que soupconner, mais aussi le vieil homme qui ne cessait de lui parler tandis que le train etait aspire d’un bout a l’autre de la cite entenebree en une longue serie de saccades nauseeuses. Au cours des jours a venir, et au cours des nuits sans lune comme de celles ou une lune eclatante brillerait sur la terre, le vieil homme continuerait a lui parler ainsi, goutte a goutte, pierre par pierre, flocon par flocon. Son esprit finirait par deborder et il ne serait plus Montag, voila ce que lui disait, lui assurait, lui promettait le vieillard. Il serait Montag-plus-Faber, feu plus eau, et puis, un jour, quand tout se serait melange et aurait macere et fermente en silence, il n’y aurait plus ni feu ni eau, mais du vin. De deux elements separes et opposes en naitrait un troisieme. Et un jour il se retournerait vers l’idiot d’autrefois et le considererait comme tel. Des a present il se sentait parti pour un long voyage, il faisait ses adieux, s’eloignait de celui qu’il avait ete.
C’etait bon d’ecouter ce bourdonnement d’insecte, cette susurration, ensommeillee de moustique et, en filigrane, le murmure tenu de la voix du vieil homme qui, apres l’avoir reprimande, le consolait dans la nuit tandis qu’il emergeait des vapeurs du metro pour gagner l’univers de la caserne.
« Soyez comprehensif, Montag, comprehensif. Ne les disputez pas, ne les accablez pas ; vous etiez des leurs il n’y a pas si longtemps. Ils sont tellement persuades qu’il en ira toujours ainsi. Mais il n’en est rien. Ils ne savent pas que tout cela n’est qu’un enorme meteore qui fait une jolie boule de feu dans l’espace, mais devra bien frapper un jour. Ils ne voient que le flamboiement, la jolie boule de feu, comme c’etait votre cas.
« Montag, les vieillards qui restent chez eux, en proie a la peur, a soigner leurs os fragiles, n’ont aucun droit a la critique. N’empeche que vous avez failli tout faire capoter des le depart. Attention ! Je suis avec vous, ne l’oubliez pas. Je comprends ce qui s’est passe. Je dois reconnaitre que votre fureur aveugle m’a ravigote. Dieu, que je me suis senti jeune ! Mais maintenant... je veux que vous vous sentiez vieux, je veux qu’un peu de ma lachete coule en vous ce soir. Dans les heures a venir, quand vous verrez le capitaine Beatty, tournez autour de lui sur la pointe des pieds, laissez-moi l’ecouter pour vous, laissez-moi apprecier la situation. Survivre : tel est notre imperatif. Oubliez ces pauvres idiotes...
— Je les ai rendues plus malheureuses qu’elles ne l’ont ete depuis des annees, je crois. Ca m’a fait un choc de voir Mme Phelps pleurer. Peut-etre qu’elles ont raison, peut-etre qu’il vaut mieux ne pas voir les choses en face, fuir, s’amuser. Je ne sais pas. Je me sens coupable...
— Non, il ne faut pas ! S’il n’y avait pas de guerre, si le monde etait en paix, je dirais : Parfait, amusez- vous.
Mais vous ne devez pas faire marche arriere pour n’etre qu’un pompier. Tout ne va pas si bien dans le monde. » Montag etait en sueur.
« Montag, vous ecoutez ?
— Mes pieds, repondit-il. Je n’arrive plus a les remuer. Je me sens tellement bete. Mes pieds ne veulent plus avancer !
— Ecoutez. Calmez-vous, dit le vieil homme d’une voix affable. Je sais, je sais. Vous avez peur de commettre des erreurs. Il ne faut pas. Les erreurs peuvent etre profitables. Sapristi, quand j’etais jeune, je jetais mon ignorance a la tete des gens. Et ca me valait des coups de batons. Quand j’ai atteint la quarantaine, mon instrument emousse s’etait bien aiguise. Si vous cachez votre ignorance, vous ne recevrez pas de coups et vous n’apprendrez rien. Et maintenant, recuperez vos pieds, et cap sur la caserne ! Nous sommes des freres jumeaux, nous ne sommes plus seuls, isoles dans nos salons respectifs, sans contact entre nous. Si vous avez besoin d’aide quand Beatty vous entreprendra, je serai la dans votre oreille a prendre des notes ! » Montag sentit bouger son pied droit, puis son pied gauche.
« Bon vieillard, dit-il, ne me lachez pas. » Le Limier robot n’etait pas la. Sa niche etait vide, la caserne figee dans un silence de platre, et la salamandre orange dormait, le ventre plein de petrole, les lanceflammes en croix sur ses flancs. Montag s’avanca, toucha le mat de cuivre et s’eleva dans l’obscurite, jetant un dernier regard vers la niche deserte, le c?ur battant, s’arretant, repartant. Pour l’instant, Faber etait un papillon de nuit endormi dans son oreille.
Beatty se tenait debout au bord du puits, le dos tourne, attendant sans attendre.
« Tiens, dit-il aux hommes en train de jouer aux cartes, voila que nous arrive un drole d’animal ; dans toutes les langues on appelle ca un idiot. » Il tendit la main de cote, la paume en l’air, comme pour recevoir un cadeau. Montag y deposa le livre. Sans meme jeter un coup d’?il au titre, Beatty le lanca dans la poubelle et alluma une cigarette. « 'Qui veut faire l’ange fait la bete.' Bienvenue au bercail, Montag. J’espere que vous allez rester avec nous maintenant que votre fievre est tombee et que vous n’etes plus malade.
Vous faites une petite partie de poker ? » Ils s’installerent et on distribua les cartes. Sous le regard de Beatty, Montag eut l’impression que ses mains criaient leur culpabilite. Ses doigts etaient pareils a des furets qui, ayant commis quelque mefait, n’arrivaient plus a tenir en place, ne cessaient de s’agiter, de fouiller et de se cacher dans ses poches, fuyant les flambees d’alcool qui jaillissaient des yeux de Beatty. Un simple souffle de celui-ci, et les mains de Montag allaient, lui semblait-il, se recroqueviller, s’abattre sur le flanc, privees de vie a tout jamais ; elles resteraient enfouies dans ses manches tout le reste de son existence, oubliees. Car c’etaient ces mains qui avaient agi toutes seules, sans qu’il y ait pris part, c’etait la qu’une conscience nouvelle s’etait manifestee pour leur faire chiper des livres, se sauver avec Job, Ruth et Willie Shakespeare, et a present, dans la caserne, ces mains lui paraissaient gantees de sang.
Deux fois en une demi-heure, Montag dut abandonner la partie pour aller se laver les mains aux lavabos.
Et quand il revenait, il les cachait sous la table.
Rire de Beatty. « Laissez vos mains en vue, Montag.
Ce n’est pas qu’on se mefie de vous, comprenez bien, mais... » Et tout le monde de s’esclaffer.
« Enfin, dit Beatty, la crise est passee et tout est bien, la brebis est de retour au bercail. Nous sommes tous des brebis a qui il est arrive de s’egarer. La verite est la verite, en fin de compte, avons-nous crie. Ceux qu’accompagnent de nobles pensees ne sont jamais seuls, avons-nous clame a nos propres oreilles. 'Suave