hypothese est que la notion traditionnelle et confuse de transitivite est fondee sur l'idee implicite d'action prototypique.
(3)
Cette hypothese est assez facile a verifier. La CBM, c'est-a-dire la construction utilisee pour decrire une action prototypique, est, en francais et dans les langues voisines, celle qu'on appelle ordinairement transitive, avec un objet direct En latin et autres langues du meme type, c'est celle qui comporte un objet a l'accusatif.
Dans les langues ergatives, c'est aussi celle que l'on qualifie habituellement de transitive. Par exemple, le tcherkesse a des constructions biactancielles de deux types differents [Paris 1991: 34]. Toutes deux incluent un terme au cas direct et un prefixe actanciel coreferent de ce terme et place en premiere position dans la forme verbale. Mais l'autre terme est different dans les deux constructions. Dans l'une, c'est un terme nominal au cas oblique qui generalement n'est pas en tete de phrase et qui est coreferent d'un prefixe verbal dit de «deuxieme serie» ou de «deuxieme position» (ex. 4).
Dans l'autre, c'est un terme egalement au cas oblique, mais qui figure le plus souvent en tete de phrase et qui est coreferent d'un autre prefixe verbal dit de «troisieme serie» ou de «troisieme position» (ex. 5).

Dans (4),
Une autre langue ergative, d'un type un peu different, le lez-ghien, a plusieurs constructions biactancielles. L'une d'elles, qui comporte un terme a l'ergatif et un autre a l'absolutif, ex. (6) [Haspelmath 1993: 289], sert a exprimer l'action prototypique. C'est aussi celle qui est decrite comme transitive.
(6)
enfant-ERG pot casser-AOR
«L'enfant a casse le pot».
Citons un dernier exemple dans une langue accusative ou tous les complements du verbe sont prepositionnels, le tahitien. Dans une phrase comme (7), la construction comprend un complement introduit par la preposition multifonctionnelle
(7)
ASP fabriquer ART charpentier PREPART maison
«Le charpentier a construit la maison».
On pourrait multiplier les exemples avec toujours le meme resultat. Ils confirment l'idee que la notion d'action prototypique est a la base de la notion traditionnelle plus ou moins intuitive de transitivite. L'attachement des grammairiens a cette notion et l'usage etendu qu'ils en font suggerent que la notion d'action prototypique a une importance particuliere pour les humains en tant qu'etres parlants: elle semble bien jouer le role de modele de tout proces impliquant deux participants. Avec, correlativement, les constructions qui l'expriment (les formes de la CBM), elle occupe une place centrale dans la syntaxe de toutes les langues. On est ainsi conduit a penser qu'elle appartient, d'une certaine maniere au noyau central de la representation du monde dans l'esprit des hommes. Cette consideration ouvre une perspective interessante sur les processus cognitifs. On saisit ici un exemple des contributions que l'etude comparative des langues, faite avec une methode suffisamment rigoureuse, peut apporter aux sciences cognitives.
Les considerations qui precedent permettent de construire une interessante typologie des langues. Nous avons dit que, dans la plupart des langues, la CBM, que nous pouvons desormais appeler tout simplement la construction transitive, n'est pas limitee a l'expression de l'action prototypique. Mais les langues different considerablement quant a l'extension qu'elles lui dorment.
En francais la construction transitive s'emploie pour exprimer quantite d'actions non prototypiques, comme peuvent l'illustrer les exemples suivants.
(8a)
(8b)
(8c)
(9a)
(9b)
(10a)
(10b)
(8a) exprime une action prototypique: le sujet designe un humain defini, donc bien individue; l'action est reelle, discrete, complete; l'objet designe un etre defini, qui est assurement affecte par l'action. Dans tous les autres exemples, la meme construction est employee pour decrire des actions qui, toutes, par un trait ou un autre, s'ecartent du prototype. Dans (8b) le patient est moins individue, car indefini; il l'est encore moins s'il est pluriel. Dans (8c) l'action n'est pas discrete ou n'est pas complete, car l'imparfait denote un proces habituel ou en cours. Dans (9a) et (9b) le sujet ne designe pas un humain, mais une force naturelle ou un etat psychique. Dans (10a) et (10b), il n'y a pas d'action du tout, mais une perception et un sentiment. Le maximum d'ecart par rapport a l'action prototypique se rencontre dans des phrases comme (11), ou il n'y a ni action ni agent ni patient: le verbe exprime une localisation, le sujet et l'objet designent des choses inanimees, dont ni l'une ni l'autre n'est affectee par le proces[38]. Et cependant la construction est toujours la meme que dans (8a).
(11)
Le francais est donc une langue ou la construction transitive a une tres grande extension. 11 en va de meme en general dans les langues indo-europeennes d'Europe occidentale. Il semble meme qu'en anglais la construction s'etende plus loin encore qu'en francais. En revanche, en rosse l'emploi de la construction transitive est sensiblement plus limitee. Beaucoup de proces ou de relations qui s'expriment en francais et d'autres langues d'Europe occidentale au moyen de la construction transitive sont rendus en russe au moyen d'autres constructions, ex.
(12) et (13).
(12)
«J'ai un livre».
(13)
«La chambre sent la pomme».
(12) illustre un type d'expression, ou «avoir» s'exprime par le tour inverse, «etre a/chez». Ce type est repandu dans de nombreuses langues: ce sont plutot les langues possedant un verbe «avoir» (transitif), qui paraissent exceptionnelles. Quant a (13), c'est une construction sans sujet au nominatif comme il y en a differentes sortes en russe (v., p. ex., [Guiraud-Weber 1984]). Cette langue fait partie de celles qui limitent ou tendent a limiter la construction transitive a l'expression de proces agentifs.