L'emploi de la CBM peut en principe se trouver, dans certaines langues, strictement borne a l'expression d'actions prototypiques. Les langues caucasiques du nord-est ne sont pas loin de ce cas limite. Le lezghien, par exemple, a de nombreuses constructions biactancielles. La construction transitive est caracterisee par le module actanciel ERGA-TIF — ABSOLUTIF (v. ci-dessus, § 5), augmente eventuellement d'un troisieme cas dans les constructions transitives «elargies»[39]. A cote de cette construction, il en existe une serie d'autres, dites intransitives, definies par divers modules actanciels: ABSOLUTIF — DATIF, ABSOLUTIF — ADESSIF, ABSOLUTIF — ADELATIF, ABSOLUTIF — POSTESSIP, DATIF — ABSOLUTIF, ERGATIF — DATIF, etc. [Haspelmath 1993:269,280, 284], utilisees pour l'expression de diverses sortes de proces qui s'ecartent peu ou prou de l'action prototypique. La construction transitive est limitee a celles des actions qui sont conformes au prototype ou qui s'en rapprochent.

On peut ainsi dresser une echelle typologique, sur laquelle les langues, selon qu'elles donnent plus ou moins d'extension a la construction transitive, se situent a differents niveaux entre un minimum, dont le lezghien est proche, et un maximum relatif, represente par les langues d'Europe occidentale (cf. [Lazard 1997: 252–255; reimpr. 2001:282–285]). Il y a la matiere a une etude extensive.

7. Autres developpements

La problematique et la methode exposees ci-dessus ouvrent encore des perspectives sur d'autres points, que je ne peux pas developper ici: je me contenterai d'esquisser tres brievement deux d'entre elles.

7.1. La zone objectale. La conception traditionnelle de la phrase transitive inclut les notions de sujet et d'objet. Ces notions sont aussi confuses que celle de transitivite, mais ne doivent pas plus qu'elle etre regardees comme depourvues de sens. Il y a au contraire lieu de penser qu'elles recouvrent des phenomenes importants, qu'il importe de mettre au clair. Je laisserai ici de cote celle de sujet, qui met en jeu un ensemble complexe de faits dont une partie deborde le cadre de la phrase simple (cf. [Lazard 1994: 100–122; 19986: 97—118]), pour ne considerer que celle d'objet.

A partir des premisses que nous avons adoptees il est facile de definir l'objet. Quand la CBM (ou construction transitive) exprime une action prototypique, les deux actants designent l'un un agent, l'autre un patient. Nous appellerons objet celui qui represente le patient, et aussi tout actant traite de meme quand cette construction exprime un proces autre qu'une action prototypique.

(14) Definition: L'objet est, parmi les deux actants de la construction biactancieile majeure (ou construction transitive), celui qui designe le patient quand cette construction exprime une action prototypique.

L'objet est une entite morphosyntaxique. Il est donc defini en termes morphosyntaxiques (c'est l'un des actants d'une certaine construction), mais a partir d'un ancrage semantique qui permet de l'identifier en toute langue.

Il y a cependant des cas problematiques. En voici quelques-uns:

a) Marquage differentiel de l'objet, ex. (15) en persane:

(15a) ketab-ra xand-am

livre-OBJ lire-lSG

«J'ai lu le livre».

(15b) ketab xand-am

«J'ai lu un/des livres».

Nous avons ici deux formes d'objet, l'une marquee par un morpheme specifique (la postposition ra) dans (15a), l'autre non marquee dans (15b). C'est la premiere qui repond a la definition, car l'objet y est defini, donc mieux individue que dans la seconde. Dans les phrases exprimant des actions prototypiques, l'objet est marque par ra. Il y a donc deux types d'objet dans cette langue (et beaucoup d'autres): l'un marque, qu'on peut appeler «objet prototypique», l'autre non marque.

b) Deux objets dans la meme proposition, ex. (16) en persan aussi:

(16a) ketab-ra motalee kard-am etude faire-lSG

«J'ai etudie (litt. fait etude) le livre».

(16b) ketab motalee kard-am

«J'ai etudie un/des livre(s)».

(16a) comprend un objet prototypique et un autre, (16b) comprend deux objets non prototypiques.

c) Dans certaines langues on trouve, avec des verbes classes comme intransitifs, un terme nominal sans marque qui ressemble a un objet, ex. (17b) en wargamay, langue ergative:

(17a) rjad'a wagun ganda-Hu

lsg: ERG bois bruler-PERRTRANS

«J'ai brule le bois».

(17b) rjayba mala ganda-gi

lsg: NOM main bruler- PERF:1NTR

«Je me suis brule la main».

Dans (17a), la construction est la CBM, avec un premier actant a l'ergatif representant un agent, un objet prototypique a l'absolutif et un verbe morphologiquement marque comme transitif. Dans (17b), le verbe est morphologiquement intransitif, le premier actant est a l'absolutif, et il y a en outre une sorte de quasi-objet a l'absolutif egalement.

Ces faits et d'autres conduisent a poser, a cote de l'objet prototypique, des actants qui en sont grammaticalement voisins, quoique distincts, c'est-a-dire a concevoir une «zone objectale», qui comprend l'objet prototypique et aussi, au voisinage de celui-ci, d'autres sortes d'objets ou quasi-objets [Lazard 1994: 84—100; 1998a: 80–96].

7.2. La transitivite generalisee. En considerant l'existence d'objets non-prototypiques, ainsi que d'autres faits qui ne peuvent etre examines ici, on est amene a concevoir la transitivite, non plus comme un propriete qu'un verbe (ou une phrase) possede ou ne possede pas, mais comme une grandeur graduelle. Cette notion a ete apercue et abondamment documentee par Hopper et Thompson [1980], mais par une demarche intuitive, plus suggestive que demonstrative. On peut la fonder en theorie par une recherche menee selon une methode plus rigoureuse [Lazard 1994: 244–260; 1998a: 232–245; 19986; reimpr. 2001: 299–324].

Cette conception est parfaitement compatible avec celle que nous avons developpee ci-dessus[40]: elle n'en est qu'un elargissement. Dans la perspective de la transitivite graduelle, les verbes (ou phrases) que nous avons definis comme transitifs, c'est-a-dire ceux qui admettent la CBM, deviennent les plus transitifs, et, parmi les verbes consideres comme intransitifs, certains, lorsqu'ils sont accompagnes de deux actants, se laissent analyser comme seulement moins transitifs, ils designent des proces a deux participants qui s'ecartent plus ou moins de l'action prototypique.

La transitivite morphosyntaxique varie d'un maximum (la CBM et les verbes qui y entrent) et un minimum (la construction uniactan-cielle). Correlativement, la transitivite semantique varie d'un maximum (l'action prototypique) a un minimum (les proces a un seul participant).

Les variations sont elles-memes variables selon les langues: au sein du tableau general, dont les grandes lignes sont communes a toutes les langues, chacune a son propre choix de variations morphosyntaxiques et semantiques, c'est-a-dire sa propre echelle de transitivite.

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