— Pourquoi ne dis-tu rien ? demanda Patrick, patient.

— Je regarde ou ca en est avec la Vague, dit Robert, bourru.

Patrick ecarquilla les yeux.

— Tu vois la Vague ?

— Moi ? Qu’est-ce qui te prend ?

— Tu viens de dire que tu la regardais.

— Et alors ?

— C’est tout. Mais qu’est-ce que tu veux de moi ?

Les yeux de Patrick devinrent a nouveau vitreux.

— Je ne comprends pas, dit-il. De quoi parlions-nous deja ? Ah oui ! Verifie sans faute les ulmotrons.

— Te rends-tu compte de ce que tu dis ? Comment puis-je verifier les ulmotrons ?

— Trouve un moyen, dit Patrick. Verifie au moins les branchements  … Nous sommes completement perdus. Je vais tout t’expliquer  … Aujourd’hui, a l’institut, on a envoye une masse vers la Terre  … Au fait, ca, tu le sais. (Il agita devant son visage ses doigts en eventail.) Nous nous attendions a une Vague d’une grande puissance, et on n’enregistre qu’une petite fontaine de trois fois rien  … Tu vois le truc ? Une toute petite fontaine  … Une petite fontaine  …

Il se colla contre le videophone, ce qui fit que sur l’ecran on ne vit qu’un ?il enorme, terni par l’insomnie. L’?il cillait sans cesse.

— Tu as compris ? tonna le haut-parleur, assourdissant. Nos appareils enregistrent actuellement le champ quasi-zero. Le compteur Jung indique le minimum  … On peut passer outre. Les champs des ulmotrons s’entrecroisent de telle facon que la surface resonnante se trouve dans l’hyperplan focal, tu te rends compte ? Le champ quasi-zero est constitue de douze composantes, et le recepteur le reduit en six composantes paires. Donc, le point focal est de six composantes  …

Robert songea a Tania patiemment assise en bas a l’attendre. Patrick rabachait toujours ; du fait qu’il s’approchait de l’ecran et s’en ecartait, sa voix tonitruait par moments et devenait a peine audible a d’autres. Comme d’habitude, Robert perdit tres vite le fil de son raisonnement. Il opinait, pliait le front d’une maniere affectee, haussait et abaissait les sourcils, mais ne comprenait decidement rien ; il pensait, en proie a une honte intolerable, que Tania etait assise en bas, son menton enfoui dans ses genoux, attendant qu’il ait termine sa conversation importante et incomprehensible pour des non-inities, avec les plus eminents physiciens-zero de la planete, qu’il ait expose a ces plus eminents physiciens-zero son point de vue personnel — et totalement original — sur le probleme pour lequel on l’avait derange si tard dans la nuit et que ces plus eminents physiciens-zero, surpris, hochant leur tete, aient fini d’inscrire ce point de vue dans leurs blocs-notes.

A ce moment, Patrick se tut et le regarda avec une expression bizarre. Robert la connaissait bien, cette expression, elle l’avait poursuivi toute sa vie. Les gens les plus differents — des hommes, des femmes— le regardaient ainsi. Au debut, ils le contemplaient avec indifference ou tendresse, mais tot ou tard arrivait le moment ou l’on commencait a le regarder ainsi. Et chaque fois, il ne savait que faire, ni que dire, ni comment se comporter. Ni comment continuer.

Il prit le risque.

— Je pense que tu as raison, declara-t-il d’un ton preoccupe. Neanmoins, tout cela doit etre soigneusement etudie.

Patrick baissa les yeux.

— Etudie-le, dit-il avec un sourire gene. Et, s’il te plait, n’oublie pas de verifier les ulmotrons.

L’ecran s’eteignit, et le silence s’installa. Robert restait assis, le dos voute, les deux mains agrippees aux accoudoirs froids et un peu rugueux. Quelqu’un avait dit un jour qu’a partir du moment ou un imbecile reconnaissait son imbecillite, il cessait de l’etre. Peut-etre, en avait-il ete ainsi autrefois. « Mais une betise prononcee reste une betise, et moi, je n’arrive toujours pas a faire autrement. Je suis un homme vraiment tres interessant : tout ce que je dis est vieux, tout ce a quoi je pense est banal, tout ce que j’ai reussi a faire a ete deja fait il y a deux siecles. Je ne suis pas simplement une buche, je suis une buche rare, une buche de musee, comme une vraie massue de hetman[1], songea-t-il.

Il se rappela comment le vieux Nitcheporenko l’avait regarde, meditatif, droit dans ses yeux devoues et avait profere : « Mon cher Skliarov, vous etes fait comme un dieu antique. Et comme n’importe quel dieu, pardonnez-moi, vous etes totalement incompatible avec la science  … »

Quelque chose craqua. Robert reprit haleine et fixa son regard eberlue sur le morceau de l’accoudoir serre dans son poing blanc.

— Oui, dit-il a haute voix. Ca, je peux. Patrick ne le peut pas. Nitcheporenko non plus. Moi seul, je le peux.

Il posa le morceau sur la table, se leva et s’approcha de la fenetre. Derriere, il faisait sombre et chaud. « Ne vaudrait-il pas mieux partir avant qu’on me chasse ? Oui, seulement que deviendrai-je sans eux ? Sans la sensation etonnante qui m’envahit chaque matin : c’est peut-etre aujourd’hui que craquera enfin cette enveloppe invisible, impermeable qui enduit mon cerveau, qui me fait different d’eux, et a mon tour, je commencerai a les comprendre a demi-mot et je verrai soudain dans la bouillie de symboles logico-mathematiques quelque chose d’entierement nouveau, Patrick me donnera une tape sur l’epaule et dira, rejoui : « Ca, c’est for-midable ! Mais comment as-tu fait ? », tandis que Malaiev accouchera a contrec?ur d’un « C’est fort, oui, c’est fort  … Ce n’etait pourtant pas evident  … ». Et je commencerai a me respecter. »

— Cretin, marmonna-t-il.

Il devait aller verifier les ulmotrons. Tania regarderait comment il fallait s’y prendre. « Encore heureux qu’elle n’ait pas vu ma tete quand l’ecran s’est eteint », se dit-il.

— Tania, appela-t-il par la fenetre.

— Oui ?

— Tania, tu sais que l’annee derniere, Roger a sculpte « La Jeunesse de l’Univers » avec moi comme modele ?

Apres un silence, Tania dit a voix basse :

— Attends, je monte.

Robert savait que les ulmotrons etaient en ordre, il le sentait. Mais il decida quand meme de verifier tout ce qu’il y avait a verifier dans un laboratoire ; en premier lieu afin de reprendre son souffle apres la conversation avec Patrick, et ensuite parce qu’il savait et aimait travailler de ses mains. Cela l’avait toujours diverti et lui procurait, pour un certain temps, cette sensation joyeuse de sa propre importance et de son utilite sans laquelle il etait absolument impossible de vivre de nos jours.

Tania — personne gentille et delicate — apres etre restee assise un moment a l’ecart, avait, toujours silencieuse, entrepris de l’aider. A trois heures du matin Patrick appela de nouveau, et Robert lui dit qu’aucune fuite n’etait visible. Patrick en fut deconcerte. Il souffla un instant devant l’ecran, calculant quelque chose sur un bout de papier qu’il roula entre ses doigts et, comme d’habitude, posa une question purement de rhetorique :

— Que devons-nous en penser, Rob ?

Robert loucha sur Tania qui, sortie de la douche, s’etait silencieusement installee a cote du video-phone, et repondit prudemment qu’il n’y voyait rien de particulier.

— Une ordinaire fontaine de plus, dit-il. Hier, on a eu la meme apres la transportation-zero. Et deja la meme chose la semaine derniere.

Puis il reflechit et ajouta que la puissance de la fontaine correspondait approximativement a cent grammes de la masse transportee. Patrick se taisait toujours, et Robert eut l’impression qu’il hesitait.

— Tout est dans la masse, dit-il. (Il regarda le compteur Jung et repeta cette fois-ci avec une totale certitude :) Oui, cent ou cent cinquante grammes. Combien a-t-on lance aujourd’hui ?

— Vingt kilos, repondit Patrick.

— Ah, vingt kilos  … Oui, alors, ce n’est pas ca.

Et la, Robert eut l’illumination.

— Mais a partir de quelle formule avez-vous calcule la puissance ? demanda-t-il.

— Celle de Dramba, repondit Patrick, indifferent.

C’etait ce que Robert avait pense : la formule de Dramba estimait la puissance a un ordre pres, tandis que Robert, depuis longtemps deja, gardait en reserve sa propre formule, soigneusement verifiee, inscrite a part et meme entouree d’un petit cadre multicolore : la formule universelle destinee a evaluer la puissance de l’eruption de

Вы читаете L’Arc-en-ciel lointain
Добавить отзыв
ВСЕ ОТЗЫВЫ О КНИГЕ В ИЗБРАННОЕ

0

Вы можете отметить интересные вам фрагменты текста, которые будут доступны по уникальной ссылке в адресной строке браузера.

Отметить Добавить цитату
×