— Et ainsi vint le troisieme, dit Tania. Repose-moi a terre, Rob.

Elle se degagea et se pencha pour chercher une de ses chaussures qu’elle avait perdue.

— Vous savez, Camille  …, commenca Robert, irrite.

— Je sais, dit Camille.

— Un vrai miracle ! dit Tania, en remettant sa chaussure. Je ne croirai plus jamais que la densite de la population chez nous est d’un homme pour un million de kilometres carres. Vous voulez du cafe ?

— Non, merci, dit Camille.

Robert alluma la lumiere. Comme toujours, Camille avait adopte une posture tres inconfortable et etonnamment desagreable a regarder. Comme toujours, il portait un casque en plastique blanc qui lui couvrait le front et les oreilles, et comme toujours, son visage exprimait un ennui condescendant ; derriere des cils qui ne battaient pas, ses yeux ronds ne manifestaient ni curiosite ni gene. Clignant des paupieres sous la lumiere, Robert demanda :

— Vous n’etes pas ici depuis longtemps, au moins ?

— Non. Mais je ne vous regardais pas et je n’ecoutais pas ce que vous disiez.

— Merci, Camille, dit Tania joyeusement, tout en se coiffant. Vous etes plein de tact.

— Seuls les faineants en manquent, dit Camille.

Robert se facha :

— A propos, Camille, que venez-vous faire ici ? Et qu’est-ce que c’est que cette manie horripilante d’apparaitre comme un revenant ?

— Je reponds dans l’ordre, articula calmement Camille. (C’etait une autre de ses manies : repondre dans l’ordre.) Je suis arrive ici a cause de l’eruption qui commence. Vous savez parfaitement bien, Roby  … (son ennui etait si grand qu’il en ferma les yeux) que j’arrive ici chaque fois qu’une eruption commence devant votre poste. De plus  …

Il ouvrit les yeux et resta quelque temps a contempler silencieusement les appareils.

—  … De plus, vous m’etes sympathique, Roby.

Robert regarda Tania de biais. Celle-ci ecoutait fort attentivement, figee, le peigne dans sa main levee.

— Quant a mes manieres, continua Camille, monotone, elles sont etranges. Les manieres de chacun sont etranges. Seules vos propres manieres vous paraissent naturelles.

— Camille, prononca soudain Tania. Combien ca fait : six cent quatre-vingt-cinq multiplie par trois millions huit cent mille cinquante-trois ?

A son immense stupefaction, Robert vit percer sur le visage de Camille quelque chose qui ressemblait a un sourire. Spectacle passablement effrayant. Un compteur Jung aurait pu sourire ainsi.

— Ca fait beaucoup, repondit Camille. Aux alentours de trois milliards.

— C’est bizarre, soupira Tania.

— Qu’est-ce qui est « bizarre » ? demanda Robert stupidement.

— Si peu de precision, expliqua Tania. Camille, dites-moi pourquoi vous ne voulez pas prendre une tasse de cafe ?

— Je vous remercie, mais je n’aime pas le cafe.

— Dans ce cas, je vous dis au revoir. J’ai quatre heures de vol jusqu’a L’Enfance. Roby, tu m’accompagnes en bas ?

Robert opina et lanca un regard agace a Camille. Celui-ci observait le compteur Jung. On aurait dit qu’il se contemplait dans une glace.

Sur l’Arc-en-ciel, comme a l’accoutumee, le soleil se leva dans un ciel parfaitement pur ; un petit soleil blanc entoure d’un triple halo. Le vent nocturne s’apaisa et l’air devint encore plus etouffant. La steppe jaune et marron, marquee par les plaques nues que dessinaient les terrains saliferes, semblait morte. Des monticules de brouillard vacillants — vapeurs des sels volatils — surgirent au-dessus des terrains saliferes.

Robert ferma la fenetre et brancha l’air conditionne ; puis, sans se presser, avec plaisir, il repara l’accoudoir. Camille deambulait doucement et silencieusement dans le laboratoire, regardant de temps a autre par la fenetre qui donnait au nord. Il n’avait pas du tout l’air d’avoir chaud, tandis que Robert transpirait rien qu’a les voir, lui, son epaisse veste blanche, son long pantalon blanc, son casque rond et brillant. Les physiciens-zero mettaient parfois ces casques lors des experiences : ils protegeaient contre les radiations.

Devant lui s’etalait une journee entiere de garde, douze heures d’un soleil ardent au-dessus du toit, jusqu’a ce que l’eruption se resorbe et que disparaissent toutes les consequences de l’experience effectuee la veille. Robert se debarrassa rapidement de sa veste et de son pantalon pour rester vetu de son seul calecon. L’air conditionne marchait au maximum, et il n’y avait rien d’autre a faire.

« Ce serait bien de verser de l’air liquide par terre. De l’air liquide, il y en a, mais pas assez : le generateur en a besoin. Il va falloir souffrir », pensa Robert, resigne. Il se reinstalla devant les appareils. Quel plaisir : au moins, dans le fauteuil, il faisait frais et le revetement ne collait absolument pas au corps !

« Finalement, on dit que l’essentiel, c’est d’etre a sa place. Ma place est ici. Je remplis mes petites obligations aussi bien que tous les autres. Et, finalement, ce n’est pas ma faute si je suis incapable d’en faire plus. Au fait, il ne s’agit pas de savoir si je suis a ma place ou pas. Simplement, je ne peux pas partir d’ici, meme si je le souhaitais. Je suis tout bonnement enchaine a ces gens qui me poussent a bout, ainsi qu’a cette entreprise grandiose que je comprends si peu. »

Il se rappela comment, encore a l’ecole, il avait ete stupefait par ce probleme : le transfert instantane des corps materiels a travers les abimes de l’espace. Probleme pose au mepris de tout, au mepris de toutes les conceptions existantes sur l’espace absolu, sur Pespace-temps, sur kappa-espace  … A l’epoque, on appelait ca « perforation du pli de Riemann ». Puis, on l’appela « hypertrans-sudation », « sigmatranssudation », « discontinuite-zero ». Et, enfin, « transportation-zero » ou, en raccourci, « T-zero ». « T-zero-installation » ; « T- zero-problemes » ; « T-zero-experimentateur » ; physicien-zero. « Ou travaillez-vous ? » « Je suis un physicien- zero ». Un regard ebahi et admiratif. « Racontez s’il vous plait, qu’est-ce que c’est : la physique-zero ? Je n’arrive toujours pas a comprendre. » « Moi non plus. » Ou-ais  …

Bien sur, il y aurait des choses a raconter. Entre autres, cette metamorphose surprenante des lois elementaires de la conservation, lorsque la transportation-zero d’un petit cube de platine sur l’equateur de l’Arc- en-ciel provoque sur ses poles — justement, sans raison apparente, sur les poles ! — des fontaines gigantesques de matiere en degenerescence, des geysers flamboyants, qui rendent aveugle, et aussi l’effroyable Vague Noire, mortellement dangereuse pour tout ce qui est vivant  …

Ou bien les luttes feroces, epouvantables par leur intransigeance, entre les physiciens-zero eux-memes, le schisme inconcevable entre ces gens extraordinaires qui auraient du travailler jour apres jour au coude a coude, mais qui s’etaient divises en depit de tout (peu nombreux etaient ceux qui le savaient) : si Etienne Lamondoy dirigeait osbtine-ment la physique-zero dans la voie de la transportation-zero, l’ecole des jeunes considerait la Vague, ce nouveau djinn de la science qui jaillissait hors de sa bouteille, comme le plus important des problemes- zero.

Ou encore raconter que, pour des raisons obscures, personne n’etait jusque-la parvenu a realiser la transportation-zero de la matiere vivante, et que les malheureux chiens, eternels martyrs, arrivaient a destination sous forme d’amas de scories organiques  …

Et ne pas oublier les pilotes-zero, ces « dix forts en gueule », Gaba le Magnifique en tete, ces dix superbes gaillards super-entraines qui se tournaient les pouces depuis trois ans sur l’Arc-en-ciel, en permanence prets a entrer dans la cabine de lancement et a remplacer les chiens  …

— Nous nous separerons bientot, Robert, dit soudain Camille.

Robert qui s’assoupissait, tressaillit. Camille, debout devant la fenetre du nord, lui tournait le dos. Robert se redressa et se passa la main sur le visage. Sa paume en fut mouillee.

— Pourquoi ? demanda-t-il.

— La science. C’est vraiment sans espoir, Roby !

— Ca, je le sais depuis longtemps, grogna Robert.

— Pour vous, la science est un labyrinthe. Des impasses, de sombres ruelles, des virages inattendus. Vous ne voyez rien d’autre que les murs. Et vous ignorez tout du but final. Vous avez declare que votre but, c’etait d’atteindre la fin de l’infini, autrement dit, vous avez tout simplement affirme que le but final n’existait pas. Pour vous, reussir ce n’est pas atteindre la ligne d’arrivee, mais progresser vers elle. Votre chance, c’est que vous soyez incapable de concevoir des abstractions. Le but final, l’eternite, l’infini, pour vous, ce ne sont que des mots.

Вы читаете L’Arc-en-ciel lointain
Добавить отзыв
ВСЕ ОТЗЫВЫ О КНИГЕ В ИЗБРАННОЕ

0

Вы можете отметить интересные вам фрагменты текста, которые будут доступны по уникальной ссылке в адресной строке браузера.

Отметить Добавить цитату
×