Arcadi et Boris Strougatski

L’Arc-en-ciel lointain

Traduit du russe par Svetlana Delmotte

Frontispice de Peter Pusztai

Vignette de couverture : Doc. Vloo Young Artists-Robin Hidden

© 1982, Editions Fleuve Noir, Paris

© 1984, Frontispice, Edito-Service S.A., Geneve ISBN 2-8302-1544-3

CHAPITRE PREMIER

La paume de Tania, chaude et un peu rugueuse, reposait sur ses yeux, et plus rien ne le concernait. Il sentait l’odeur amere et salee de la poussiere, les oiseaux de la steppe grincaient, mal reveilles, et l’herbe seche lui piquait et chatouillait la nuque. Rester allonge ainsi etait dur et inconfortable, son cou le demangeait intolerablement, mais il ne bougeait pas, ecoutant la respiration douce et egale de Tania. Il souriait et se rejouissait de l’obscurite, car son sourire devait etre bete et satisfait jusqu’a l’indecence.

Puis, d’une maniere aussi intempestive que deplacee, l’appel stridula au laboratoire du mirador. Tant pis ! Ce n’etait pas la premiere fois. Ce soir-la, tous les appels tombaient d’une maniere intempestive et deplacee.

— Roby, chuchota Tania. Tu entends ?

— Je n’entends rigoureusement rien, marmonna Robert.

Il battit des paupieres pour chatouiller de ses cils la paume de Tania. Tout etait loin, tres loin, et totalement inutile. Patrick, toujours abruti par le manque de sommeil, etait loin. Malaiev avec ses manieres de Sphinx des Glaces etait loin. Leur univers de constante precipitation, de constantes elucubrations, d’etemels mecontentements et preoccupations, tout cet univers a-sentimental ou l’on meprisait ce qui etait clair, ou l’on ne se rejouissait que devant l’incomprehensible, ou les gens avaient depuis longtemps oublie qu’ils etaient hommes et femmes, tout cela etait tres tres loin  … Ici, rien qu’une steppe nocturne, une steppe tiede, emplie d’odeurs sombres et excitantes, apres qu’elle eut englouti la chaleur du jour ecoule.

Le signal stridula de nouveau.

— Ca recommence, dit Tania.

— Tant pis pour eux. Je n’existe pas. Je suis mort. J’ai ete mange par les musaraignes. Je suis bien la ou je suis. Je t’aime. Je ne veux aller nulle part. A quoi bon ? Et toi, tu irais ?

— Je ne sais pas.

— C’est parce que tu n’aimes pas suffisamment. Quelqu’un qui aime suffisamment ne va jamais nulle part.

— Theoricien, dit Tania.

— Je ne fais pas de la theorie, mais de la pratique. Par consequent, je te demande : a quoi bon aller brusquement quelque part ? Il faut savoir aimer. Vous ne le savez pas, vous. Vous ne faites que disserter sur l’amour. Vous n’aimez pas l’amour. Vous aimez disserter sur lui. Je suis bavard ?

— Oui. Terriblement.

Il ota la main de ses yeux et la porta a ses levres. A present, il voyait le ciel, voile de nuages, et les petites lumieres rouges de reconnaissance sur les charpentes des miradors a vingt metres du haut. Le signal stridulait sans interruption, et Robert s’imagina Patrick, en colere, enfoncant la touche d’appel, une moue vexee sur ses levres aimables et epaisses.

— Tu sais que je vais te debrancher, marmonna Robert. Tania, tu veux que je le fasse taire a tout jamais ? Et qu’il en soit ainsi pour tout : nous nous aimerons a tout jamais, et lui, se taira a tout jamais.

Dans l’obscurite, il voyait son visage clair, aux yeux immenses et brillants. Elle retira sa main et dit :

— Laisse-moi lui parler. Je vais lui dire que je suis une hallucination. La nuit, on a toujours des hallucinations.

— Il n’a jamais d’hallucination. Il est ainsi fait, ma petite Tania. Il ne se ment jamais.

— Tu veux que je te dise ce qu’il est ? J’aime beaucoup deviner les caracteres au moyen du video-phone. C’est un homme tetu, mechant et depourvu de tact. Pour tout l’or du monde il ne resterait, la nuit, avec une femme dans la steppe. Voila comment il est, aucun doute la-dessus. Il ne sait rien sur la nuit, sinon qu’il y fait noir.

— Non, dit Robert, equitable. En ce qui concerne « tout l’or du monde », tu as raison. En revanche, il est bon, doux, une vraie poire.

— Je n’y crois pas, dit Tania. Ecoute donc.

Ils ecouterent.

— Tu appelles ca une poire ? C’est indiscutablement un « tenacem propositi virum ».

— Vrai ? Je vais le lui dire.

— Dis-le-lui. Vas-y et dis-le.

— Maintenant ?

— Tout de suite.

Robert se leva, elle resta assise, les bras encerclant ses genoux.

— Seulement, embrasse-moi avant, demanda-t-elle.

Dans la cabine de l’ascenseur, il appuya son front contre un mur froid et resta ainsi un certain temps, les yeux fermes, riant et passant sa langue sur ses levres. Pas la moindre pensee en tete, et seule, une voix triomphante vociferait, incoherente : « Elle m’aime !.. Moi !.. C’est moi qu’elle aime !.. Ca vous en bouche un coin !.. C’est moi qu’elle aime !.. » Puis il decouvrit que la cabine s’etait arretee depuis longtemps et il essaya d’ouvrir la porte. Il mit un bon moment a la trouver ; le laboratoire se revela encombre de plusieurs meubles superflus : il renversa des chaises, remua des tables et se cogna contre des armoires avant de comprendre qu’il avait oublie d’allumer la lumiere. Riant aux eclats, il trouva a tatons l’interrupteur, releva un fauteuil et s’assit devant le videophone.

Lorsque Patrick, ensommeille, apparut sur l’ecran, Robert le salua amicalement :

— Bonsoir, mon petit porcelet ! Qu’est-ce qui t’empeche de dormir, ma petite mesange, ma petite bergeronnette ?

Patrick le regardait, perplexe, plissant sans arret ses paupieres congestionnees.

— Qu’est-ce que tu as a me regarder comme ca, mon petit toutou ? Tu as stridule sans repit, tu m’as arrache a des affaires importantes et maintenant tu ne dis rien ?

Patrick finit par ouvrir la bouche.

— Tu as  … tu  … (Il se tapota le front et une expression interrogative apparut sur son visage.) C’est ca ?  …

— Et comment ! s’ecria Robert. Solitude ! Cafard ! Pressentiment ! Et, en plus, des hallucinations ! J’ai failli oublier !..

— Tu ne plaisantes pas ? demanda serieusement Patrick.

— Non ! On ne plaisante pas pendant son temps de garde. Ne t’en occupe pas et vas-y.

Patrick cillait, indecis.

— Je ne comprends pas, avoua-t-il.

— Rien d’etonnant, dit Robert avec une joie mauvaise. Ce sont des emotions, Patrick ! Tu connais ca ? Comment te le dire d’une facon plus simple, plus claire ?  … Bon, des perturbations insuf fisamment algorythmees dans des complexes logiques hautement difficiles. Vu ?

— Ah ! dit Patrick. (Se concentrant, il se gratta le menton.) Tu veux savoir pourquoi je t’appelle, Rob ? Voila ce qui se passe : il y a de nouveau une fuite quelque part. Peut-etre n’est-ce pas une fuite, mais peut-etre bien que si. A tout hasard, verifie les ulmotrons. La Vague, aujourd’hui, est un peu bizarre  …

Robert regarda distraitement par la fenetre grande ouverte. Il avait completement oublie l’eruption. « Il se trouve que je suis ici pour surveiller les eruptions. Non parce que Tania est ici, mais parce que la-bas, quelque part, il y a la Vague », pensa-t-il.

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