Assis pres du mur du Conseil, devant l’entree, les jambes allongees, se trouvait un homme dont la combinaison de pilote etait dechiree, aveugle, le visage bande. Un banjo etincelant, nickele, reposait sur ses genoux. La tete rejetee en arriere, l’aveugle ecoutait la chanson Arc-en-ciel lointain.

Le faux navigateur Hans sortit de derriere le dome, portant un enorme sac sur l’epaule. En voyant Gorbovski il sourit et lanca, tout en marchant :

— Ah ! c’est vous, commandant ! Comment vont vos ulmotrons ? Vous les avez eus ? Nous, on enterre les archives. C’est tres fatigant. Une journee demente  …

Apparemment, c’etait la seule personne de tout l’Arc-en-ciel qui n’avait jamais su que Gorbovski etait le vrai commandant du Tariel.

Matvei interpella Gorbovski d’une fenetre du Conseil.

— Le Tariel est deja sur orbite ! cria-t-il. On vient de se dire adieu. Chez eux, tout va bien.

— Descends, proposa Gorbovski. On marchera ensemble.

Matvei secoua la tete.

— Non, ami, dit-il. J’ai une montagne de choses a faire et si peu de temps  … (Il se tut quelques instants, puis ajouta, deconcerte :) On a retrouve Genia, et tu sais ou ?

— Je devine, dit Gorbovski.

— Pourquoi l’as-tu fait ? dit Matvei.

— Parole d’honneur que je n’y suis pour rien, dit Gorbovski.

Matvei hocha la tete avec reproche et disparut au fond de la piece ; Gorboski poursuivit son chemin.

Il arriva au bord de la mer, a une magnifique plage jaune aux parasols multicolores, aux chaises longues confortables, aux hors-bords et barques alignes devant un ponton bas. Il s’installa dans une des chaises longues, etira les jambes avec plaisir, croisa les mains sur son ventre et se mit a regarder a l’ouest le soleil couchant d’un pourpre profond. Les murs d’un noir de velours se penchaient a droite et a gauche et il s’efforcait de ne pas y preter attention.

« A cet instant, j’aurais du decoller pour Lalanda, pensa-t-il dans sa somnolence. Nous devrions etre assis tous les trois dans le poste de pilotage, je leur raconterais quelle gentille planete c’etait, l’Arc-en-ciel, comment je l’ai sillonnee tout entiere en une journee. Percy Dickson se tairait, triturant les poils de sa barbe, tandis que Marc ronchonnerait que tout est vieux, ennuyeux et partout pareil. Demain, vers la meme heure, nous serions sortis de la deritrinita-tion  … »

Devant lui passa, tete baissee, la jeune femme d’une rare beaute, aux stries blanches dans ses cheveux d’or, qui avait interrompu de facon si propice sa conversation deplaisante avec Skliarov au cosmodrome. Elle marchait juste au bord de l’eau et son visage ne semblait plus sculpte dans la pierre ; il exprimait seulement une lassitude incommensurable, infinie. Elle s’arreta a une cinquantaine de pas de lui, resta quelques secondes immobile, contempla la mer, puis s’assit sur le sable et appuya son menton contre ses genoux. Aussitot, quelqu’un poussa un lourd soupir pres de l’oreille de Gorbovski et, jetant un coup d’?il, il vit Skliarov. Skliarov aussi regardait la jeune femme.

— Tout est absurde, dit-il a voix basse. J’ai vecu une vie ennuyeuse, inutile ! Et le pire a attendu le dernier jour  …

— Mon cher, dit Gorbovski, que peut-il y avoir de bon pendant notre dernier jour ?

— Vous ne savez pas encore que  …

— Je le sais, dit Gorbovski. Je sais tout  …

— Vous ne pouvez pas tout savoir  … A la maniere dont vous me parlez  …

— C’est-a-dire ?

— Comme a un homme ordinaire. Tandis que je suis un lache et un criminel.

— Allons, Robert, dit Gorbovski. Pourquoi lache et criminel, voyons.

— Je suis un lache et un criminel, repeta Robert, obstine. Je dois meme etre pire que ca, parce que je considere que j’avais raison en agissant ainsi.

— Les laches et les criminels n’existent pas, dit Gorbovski. Il m’est plus facile de croire a un homme capable de ressusciter qu’a un homme capable de commettre un crime.

— U ne faut pas me consoler. Je vous repete que vous ne savez pas tout.

Gorbovski tourna paresseusement la tete vers lui.

— Robert, dit-il, ne perdez pas votre temps. Rejoignez-la. Asseyez-vous a cote d’elle  … Je suis tres bien comme ca, allonge, mais si vous voulez, je vais vous aider  …

— Tout se fait a rencontre de ce qu’on a desire, dit Robert sur un ton angoisse. J’etais sur de la sauver. Il me semblait que j’etais pret a tout. Mais il s’est revele que je n’etais pas pret a tout  … J’y vais, dit-il soudain.

Gorbovski le regardait marcher, d’abord a grands pas decides, puis de plus en plus lentement, il le vit enfin s’approcher d’elle, s’asseoir a son cote, il vit aussi qu’elle ne s’ecartait pas.

Pendant un temps, Gorbovski les observa, essayant de savoir s’il les enviait ou pas, puis il s’endormit pour de bon. Il fut reveille par le contact d’un objet froid. Il entrouvrit un ?il et vit Camille, son eternel casque biscornu, son eternel visage contrit et lugubre, ses yeux ronds qui ne cillaient pas.

— Je savais que vous etiez la, Leonid, annonca Camille. Je vous cherchais.

— Bonsoir, Camille, marmonna Gorbovski. Ca doit etre tres ennuyeux : tout savoir  …

Camille traina une chaise longue et s’assit a cote de Gorbovski dans la pose d’un homme dont la colonne vertebrale est brisee.

U y a des choses plus ennuyeuses que ca, dit-il. J’en ai assez de tout. C’etait une erreur monumentale.

— Comment ca va, dans l’autre monde ? demanda Gorbovski.

— Il y fait sombre, dit Camille. (Il se tut quelques instants.) Aujourd’hui, je suis mort et je suis ressuscite trois fois. Chaque fois, j’ai eu tres mal.

— Trois fois, repeta Gorbovski. Un record. (Il jeta un regard sur Camille.) Camille, dites-moi la verite. Je n’arrive toujours pas a comprendre. Etes-vous un humain ? Ne vous genez pas. Je n’aurai pas le temps de le repeter a qui que ce soit.

Camille reflechit.

— Je ne sais pas, dit-il. Je suis le dernier de la Douzaine du Diable. L’experience n’a pas reussi, Leonid. Au lieu de la sensation « on veut, mais on ne peut pas », on a celle de « on peut, mais on ne veut pas ». C’est insupportablement triste : pouvoir et ne pas vouloir.

Gorbovski ecoutait, les yeux clos.

— Oui, je comprends, prononca-t-il. Pouvoir et ne pas vouloir, ca vient de la machine. Quant a la tristesse, elle vient de l’humain.

— Vous ne comprenez rien, dit Camille. Parfois, vous autres, vous aimez vous livrer a des reveries sur la sagesse des patriarches qui n’ont ni desirs, ni sentiments, ni meme sensations. Une intelligence depourvue de chair. Un cerveau daltonien. Le Grand Logicien. Les methodes logiques exigent une concentration absolue. Pour faire quelque chose dans la science, il faut, nuit et jour, se pencher sur le meme sujet, lire sur le meme sujet, parler sur le meme sujet  … Mais comment fuir son propre prisme psychique ? La faculte innee de sentir  … Parce qu’il faut aimer, il faut lire sur l’amour, il faut avoir des collines vertes, la musique, les tableaux, l’insatisfaction, la peur, l’envie  … Vous essayez de vous limiter vous-memes et vous perdez ainsi une enorme part de bonheur. Et vous ne savez que trop bien que vous la perdez. Alors, pour exterminer en vous cette conscience et mettre fin a ce dedoublement douloureux, vous vous chatrez. Vous arrachez de vous toute la partie emotionnelle humaine et ne gardez qu’une seule reaction au monde exterieur : le doute.

Camille se tut un moment.

— Et c’est la que la solitude vous guette, reprit-il. (Avec une angoisse horrible, il regardait la mer du soir, la plage qui se refroidissait, les chaises longues vides, projetant une triple ombre bizarre.) La solitude  …, repeta-t-il. Vous m’avez toujours abandonne, vous autres, humains. J’ai toujours ete un drole d’oiseau inutile, importun et incomprehensible. Maintenant aussi, vous allez m’abandonner. Et moi, je resterai seul. Cette nuit, je ressusciterai pour la quatrieme fois, tout seul, sur une planete morte, ensevelie sous les cendres et la neige  …

Soudain, la plage s’emplit de bruit. Les experimentateurs descendirent, leurs pieds s’enfoncant dans le sable, vers la mer : huit experimentateurs, huit transportateurs-zero non accomplis. Sept d’entre eux portaient sur leurs epaules le huitieme, l’aveugle au visage bande. L’aveugle, la tete rejetee en arriere, jouait du banjo et, tous, ils chantaient :

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